Si

« Si face au feuillet qui frissonne dans mes mains,
je suis pris de vertige, ce n’est pas à cause de sa blancheur mais des mots blancs qu’il dissimule et qui attendent dans leur ordre d’apparaître »
Edmond Jabes, Le livre de Yukel
(Le livre des questions II)

 

Récemment l’objet où je range ce qui me nourrit tomba en panne. Recevant chaque jour des messages d’une enseigne qui me veut du bien (pourquoi lui avais-je un jour confié mon adresse mail ?) je me rendis en sa tanière à la recherche d’un réfrigérateur congélateur. J’optai pour un grand format avec trois tiroirs à -21°. Mon choix fut de prendre un engin classé A, peu gourmand bien que nucléaire.
Il y a quelques années j’avais déjà écrit un texte « À coller sur le frigo » et je m’y interrogeais doctement sur la manière de placer les choses de la pensée quand elles sont nombreuses. Le beurre, les sardines, le fromage courant, tout va bien. La viande, pour ceux qui en mangent encore, « au frais », avais-je lu. Mais pas les Banons. Et le vin en Provence, le rouge courant, dans la porte, n’en déplaisent aux snobs. Un matin mon frigo m’envoya un sms : attention votre niveau est passé sous la barre des 3, pensez à coter vos aliments.
Je passai au supermarché (un mousquetaire qui me cajole) et tandis que j’attendais à la caisse, prêt à passer ma carte de fidélité (les mardis, on me fait des réductions), je pensai au texte que j’avais envoyé à une amie. Elle terminait un livre objet qu’elle avait fait de noix et de papier et m’avait demandé une manière d’introduction. Je m’étais amusé à produire un récit qui parlait essentiellement de moi. « Soudain alors qu’assez rageusement j’étais à terminer l’ultime version d’un édito, je tirais du compotier la dernière drupe qui s’y trouvait entre deux pommes, un boire sans soif et quelques scoubidous… ». Je m’étais régalé de jeux de mots et consonances et tandis que je déposai les karandach et quelques fruits secs sur le tapis, « je m’égare », dis-je à la caissière masquée. Que faire de ce texte, pensai-je au retour dans la voiture.
Comme mon amie ne l’avait pas adopté sous la forme que je lui avais donnée, « mettons-le au frais », songeai-je. Un autre écrit en naîtrait. J’en fis de même pour la vidéo d’un bien cher cousin qui m’indiquait où, sur youtube, on évoque l’immanence dans les religions monothéistes. Nous parlions alors ensemble d’espace potentiel chez Avérroès et de science moderne et la question m’intéressait.
Mon -21° se muait, comme tu le constates lecteur et sans que j’y prenne garde, en archive de mes pensées. C’était – nonobstant d’Artagnan qui jamais n’en aurait fait sa pub – , une manière d’accès à l’universel, le mien veux-je dire, lequel se ramifie en canopée lointaine à mesure que dans nos vies se succèdent les jours. Je n’en
parlais à quiconque – qui aurait pu me comprendre ? – mais la nuit venue, j’allais vers les étoiles. Je m’installais sur la terrasse du côté de la rue et goutais comme un sorbet moelleux les pensées d’amour tantôt chaudes, tantôt fraiches qui me venaient du congel’ via mon téléphone.
Une autre fois encore, j’avais en pensée conçu un texte qui par sa vastitude projetée m’envahirait. Que faire des trains qui en silence passent dans les cimetières où reposent les êtres chers. Où les déposer ? Et les dipladenia qui d’année en année au printemps colorent le jardin, en dolce et confitures ? Et les livres que nous lisions tandis que nous écrivions ? Et Ferré et Brassens dont, en voiture, nous étourdissions nos enfants ? Moi-même harassé, où mettre aujourd’hui les pas que je fais quand j’écris dans les collines déconfinées ? Je les plaçai comme je pouvais en frissonnante confusion.…
L’objet finit par prendre du coffre. Aux soldes d’été, il y eut une ultime promo. J’optai pour un Washi à paperoles et tandis que j’y rangeais des textes qui moissonnaient les blés sauvages et scrutaient les sols (souviens-toi, lecteur qu’un prochain numéro de Filigranes s’appelle « Glanages »), je retrouvai dans un tiroir sous les clayettes tout ce que, toi-même autrefois, tu y avais celé : phrases entourées de tes mains au détour du livre d’un Égyptien qui questionnait le désert comme métaphore de nos écrits et lieu de notre dépossession ; icône en broche – place oblige -, d’un visage paternel qui dans l’entrée surplombe la commode ; garrot de nœuds mutiques qu’à l’endroit de sa gorge tu y avais placé, mystère à lire, bijou pour mémoire. Nos carnets, je les revoyai et tes rêves comme si je les avais faits. Nos agendas empilés, nos photos par milliers en pochettes, nos ateliers en barquettes alu étiquetées. Un disque dur de bouts d’articles, fragments et notules à accrocher aux écrans, tout au fond du côté des moteurs, emballés de foulards gauffrés de soie.
« Entre dans ma parole » afficha soudain l’appareil. « Dans mon obscure demeure », ajouta-t-il. Il me savait errant, je n’en fus pas étonné. « D’un côté et de l’autre du silence, nous serons la même voix », entendis-je par la porte entrebâillée. Je m’y reconnus. Je me tus. Je refermai le sas. La lumière faiblit. Apaisée, elle s’éteignit…
M.N.
(Ce texte est nourri de bien d’autres mais tout particulièrement
d’une plongée dans les écrits d’Edmond Jabès)

 

Paru dans Filigranes N°105, « Ça ,déborde » www.filigraneslarevue.fr