Journal (paru dans Filigranes N°92 – « Hors de prix »)

(extraits)

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1er août 2008
C’est maintenant, après avoir vu ce film sur Proust, que j’aurais envie d’écrire, à mon tour, pour éprouver le crissement de la plume sur le papier, m’émerveiller du roulement du stylo-bille sur la page, revenir à son bonheur d’écrire en se donnant toutes les conditions nécessaires pour pouvoir le faire : chambre calfeutrée, aménagée comme un bureau, tenue intérieure, châle sur les épaules, théière à proximité et petits biscuits pour la mémoire.
C’est maintenant que je m’interroge sur la manière dont nait un projet de cette ampleur : écrire des milliers de pages après avoir mené une vie de salon ; s’enfermer dans sa chambre pour n’en presque plus sortir ; se laisser aller à ce monde « reconstitué » minutieusement, sans craindre d’ajouter ici et là des précisions en paperolles. Qu’est-ce qui fait que tous ceux qui savent écrire ne sont pas, un jour, pris de l’irrésistible envie de s’enfermer, comme Proust dans une chambre pour y entrer en gestation d’une grande œuvre ?
Je pense qu’il serait d’abord nécessaire de se laisser aller au hasard de la pensée, sans chercher à faire beau, intelligent ; s’autoriser à « gratter », à penser par écrit, même si ces pensées n’ont rien de profond, rien d’original, rien de recherché, rien de définitif. Mais écrire, bon Dieu ! Écrire, former de lettres une phrase illogique, incroyable, fourmillante de mots inutiles, mais qui sont là, bien présents. Alors, noircir du papier. Au début, il n’y a pas encore d’histoire mais elle ne saurait tarder parce que le récit est le propre de l’homme. Et tout ce qui l’entoure, toutes les pensées qui lui passent par la tête, devraient, doivent avoir le droit d’être nommées, d’exister en dehors de celui ou celle qui écrit.
La pensée s’assèche et s’étrécit de n’être pas extériorisée, de n’être pas mise en cohérence même si rien de passionnant ne couronne ces lignes d’une satisfaction quelconque. J’y prends le risque d’y trouver, un jour, une perle ou deux à partager.

2 août 2008
Laisser courir la plume, non par une pulsion ou une nécessité intérieure, mais par une sorte de curiosité pour voir où cela mènera ;  par une sorte d’ascèse librement consentie. Toutes ces idées qui traversent un esprit, où vont-elles ? Pouvons-nous les retrouver si nous ne les fixons pas ?
Si cela était possible, j’aimerais m’y mettre, au moins « une fois par jour », mais je suis consciente de la vanité des choses. Parce que hésitation entre trouver en soi des pensées intéressantes et passer par la fiction pour opérer un détour et protecteur… Pouvoir faire comme Marcel Proust. Raconter sa propre vie en faisant celle d’un personnage légèrement décalé de lui.
Peur de la folie.…

3 août 2008
Marc le Bot, ce critique d’art rencontré à Aix-en-Provence en 1986, en juillet, lors d’une expo, Images du corps. Nous avions écouté sa conférence, acheté son livre, offert
un numéro de Filigranes, qu’il avait accepté. Plus tard, il nous avait fait parvenir une carte postale pour nous remercier et nous assurer qu’il emporterait Fili en vacances.
Quant à lui, sans le savoir, il nous avait fait ce cadeau d’une belle phrase qui nous a beaucoup fait réfléchir : « Les yeux, quand ils s’ouvrent, découpent dans le réel comme un ordre du visible ».
Cela possède les accents de l’évidence et pourtant chaque mot compte, chaque mot à côté des autres se pare d’un sens qui ne peut se saisir que parce qu’il côtoie précisément les autres et se renforce de cette proximité. (…)

O.N.

P3130233(Ce carnet d’été de toi, ré-ouvert ce jour de juillet 2015.  MN.)

D’elle, dire le lieu, le jardin,

"Certaines pierres sont fragiles et c’est à la mémoire
 qu’il revient de les soutenir. Le temps humain est si court !"
Filigranes n°48, Paroles de pierres * (Edito O.M.Neumayer)

du vert de mille fleurs plantées
dire le rouge frondeur

d’un frêle feuillage qui va qui vient
sous la caresse de l’été finissant
dire     le consentement
la nuque offerte
et l’abandon

d’un olivier feuillu
dire     le nom

de ce que furent tes patronymes
dire     l’amère leçon
le bruissement
des disparus

de la mousse à la base du pot
de sa persistance dans la mémoire
dire     le frisson

femme
abri frais
inaccessible
follement*

du béton rêche de ce jardin de dalles
de ce qui crisse, creuse, craque
dire     l’effritement

du petit pan de mur
que tu aimais
dear
l’ocre jaune*

des galets que plus tard sur le marbre nous avons posés
dire     le nombre, la lettre qu’ils dessinent
l’attachement

de la pluie de ce jour
dire     le voile
d’un manteau de brouillard posé sur toi
dire     l’enveloppement

du carreau de fortune où ton nom au feutre est tracé
dire     le plein,
dire     le creux
l’insondable
du O

du train qui passe en surplomb
du grondement qu’il annonce
de sa trace en nous
dire     l’ébranlement

du pas du visiteur au retour
de l’entrelacement des allées, des amours et des noms
dire     l’estompe
le retrait
noir soleil
du déchiffrement

de ce jardin d’elle et de vent
de cette terre d’accueil
à mi-hauteur de mots

dire pareillement
le paradoxe
la ressource et le chant

tout ce qui en nous est
terreau
déjà

Pour O.
(en italique*, textes, bribes de toi)
M.N.
(Filigranes 88, Du faire au dire)

 

 

        POUR O - FENESTRELLES - 24 12 14

L’appel des sirènes

You Tube proposait de télécharger gratuitement des documentaires. Évidemment, son regard s’arrête sur celui-là, en noir et blanc, rayé. Ce film le renvoie une fois de plus à un monde secret qui ne le quitte pas. Il sait de source sûre que sa vie a commencé là, à ce moment-là.
Il avait cinq ans à l’époque des événements. Trop tôt pour se souvenir. Juste ce tremblement que déclenche une sirène – n’importe quelle sirène – à son corps défendant. Mais, pourtant, il lui semble qu’il a tout vu ! Tout retenu ! Pas une nudité ne lui a échappé, pas un balancement, pas une gorge ouverte sur un cri. Pas un silence. Il a tout vu, tout entendu ! Même s’il ne voulait rien savoir de ce qui hantait ses nuits.
Rien savoir, mais tout comprendre encore et encore ! Tout lire sur la question, ne jamais se lasser de relire – d’ailleurs, bien malin qui peut échapper à ces livres, à ces films, à ces photos – et voilà maintenant que la vidéo s’y met !
Lui, le non témoin, voudrait témoigner pour ceux qui sont venus « après », fils et filles de cette histoire, héritiers de ce monde ravagé. Dire la terreur diffuse inscrite au plus profond, la peur que « cela », un jour, ne recommence : les alertes, le vide, l’absence au goût d’abandon, tout ce qu’un enfant ressent et n’oublie pas. Pour ne pas tourner la page, pour refuser le déni, poser l’humain, affirmer la loi, la confiance.
Il voudrait trouver un moyen de le dire à You Tube ! Ou mieux, l’écrire, mais ce n’est pas si simple de dire au-delà des mots et pourtant avec des mots.

Odette Neumayer
Filigranes N°75 « Preuves obstinées » (2009)

Cela

« Rien, au fond, ne compte que de découvrir un univers secret et invisible ou que d’être, à tout le moins, autorisé à y frapper… » Nelly Sachs

Image et sens, droit au cerveau, prennent l’âme, émeuvent aux larmes. Quoi de plus proche et de plus lointain en même temps ? Connaître à travers un mur de verre, sans jamais s’approcher, parce qu’on n’en a pas le droit, parce que cela, cette histoire leur appartient. Ils nous en tiennent à l’écart. Avec raison, ils nous épargnent l’enfer. Point aveugle de notre relation. Savoir, de source sûre et tutélaire que cela eût lieu. N’avoir pas le droit d’en parler. Cela, quand on ne l’a pas vécu, on ne peut qu’éluder, détourner l’attention du lecteur et la sienne propre par une pirouette, une plaisanterie, un textelet (comme on dit d’un roitelet, prince sans majesté). Un manteau de cendres et de froid a tout recouvert.
Peut-être, un jour, oserons-nous en soulever un coin, très vite,
avec l’intuition d’y avoir rendez-vous avec le mal absolu.

Odette Neumayer
Filigranes N°76 « Tapis de la mémoire » (2010)

Transaction

Tout se passe à table. Une toute petite table qui ne paye pas de mine, qui rapproche au lieu d’éloigner, car il s’agit d’accumuler l’inappréciable confiance, de la déposer sur un mince plateau de velours noir.
Le sel de la terre achève là son périple, dépouillé de sa gangue, lavé de sa sueur.
Le secret de famille, le cadeau d’amour, l’inestimable, le ruineux, aboutissent là, se font lorgner, peser, repousser, poser et reposer.
C’est un jeu qui se joue à deux. Plus, ce serait trop !
Les choses se préciseront dans l’après-coup, quand l’un des deux aura quitté, que le dialogue aura eu lieu, parlant de l’écart entre ce qui doit être accompli, comment il peut l’être, pourquoi il l’a été ? Un échange s’est produit, générateur d’énergie, de larmes peut-être, de projet et de soulagement.
Ce n’est pas le travail de la terre, et pourtant !

Odette Neumayer
Filigranes  N° 70 « Mondes industrieux » (2009)

La mise en patrimoine (extrait du master en ergologie)

par Odette Neumayer

Mise en patrimoine / Mise en mémoire

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » Cette citation de René Char, Hannah Arendt la reprend ainsi…  » Le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition -qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur- il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle biologique des êtres vivants. »

Nous voyons dans ces lignes combien la question dépasse le seul cadre universitaire et possède une dimension anthropologique et historique « … les hommes, dès l’enfance s’informent dans le patrimoine universel, s’individuent au cours des expériences sociales que la vie leur propose, cela ne peut être sans conséquences profondes sur la question de la connaissance des sujets singuliers ainsi formés. » Yves Schwartz (in « Je/sur l’individualité ») p.194

Vouloir éviter la perte de l’objet, n’est-ce pas être conscient de sa valeur ou du moins, lui accorder une certaine valeur sur l’échelle des nôtres ?

*  *  *

Le patrimoine : définitions

Avant toute recherche thématique sur des notions telles que professionnalité, identité, opérationnalité, s’impose la réflexion sur le concept même de « mise en patrimoine ».

Qu’entend-on par « patrimoine » dans le sens commun?

Le Larousse propose: « Patrimoine: ensemble des biens de famille reçus en héritage. Ensemble des biens, des droits et des charges d’une personne. Masse de biens et de dettes trouvant sa cohérence dans une destination commune. (Biologie) Synonyme de génotype. Bien commun d’une collectivité, d’un groupe humain, de l’humanité considéré comme un héritage transmis par les ancêtres. »

Le Robert: « Patrimoine: ‘héritage du père’; biens que l’on a hérités de ses ascendants (V. Fortune, héritage, propriété); en droit: ensemble des droits et des charges d’une personne, appréciables en argent; ce qui est considéré comme un bien propre; (biol.) ensemble des caractères hérités. »

« Hériter = recueillir la possession, l’usage, la jouissance de quelque chose (terre, rites, symboles) »

La notion de patrimoine renvoie à celle de groupe, de lignée, de succession de générations, de filiation. Elle implique l’idée d’accumulation ou de dilapidation de richesses. Elle s’appuie sur une transmission. Elle comporte deux aspects antagoniques: jouissance et obligation, droits et devoirs. De ce point de vue, on peut parler de patrimoine à propose de l’A.P.S.T.

En revanche, elle échappe à notre champ d’étude dans ses références à la notion de famille, de succession, à la dimension « palpable » des biens, à la biologie.

Perçue de manière plus intuitive, cette notion, appliquée à l’A.P.S.T. évoque l’existence d’un territoire aux contours balisés par des personnes (enseignants, étudiants actuels et anciens, chercheurs), par des écrits (livres publiés chez les éditeurs, articles de revues, études diverses et nombreuses, etc.), par des lieux (quelques pièces au 6ème étage de l’Université II de Provence, par un fonds de livres mis à disposition).

Une activité spécifique : mettre en patrimoine

 Distinguons maintenant le patrimoine existant dont nous parlons ci-dessus de l’activité de mise en patrimoine. C’est cette dernière que nous allons étudier dans la suite de notre mémoire.

Mettre en patrimoine c’est à la fois accumuler des richesses et les rendre actives par un travail constant et conscientisé. Pour l’A.P.S.T. chaque mémoire, chaque article, chaque cours, chaque intervention ou recherche contribue à l’élargissement et au retravail de ce capital.

Mettre en patrimoine, c’est fabriquer de la mémoire, pour s’abstraire de l’objet sans le perdre réellement » (Daniel Sibony).

La mise en patrimoine
comporte une dimension historique

Par la « mise en patrimoine » s’exprime la volonté de trouver du commun dans le singulier, de thésauriser, d’engranger pour les générations à venir, de fixer des repères, des références, même temporaires, même provisoires. Il y a là comme un désir de maîtriser le temps, de créer l’événement par le récit des événements, car toute société, où ce travail de mise en patrimoine n’aurait pas été fait seraient privés de leur histoire. Toute institution a besoin que soient disponibles ses moments et ses documents fondateurs et que soient marquées les étapes de son évolution, afin de mettre de l’ordre pour pouvoir transférer et produire à nouveau.

La mise en patrimoine ouvre sur la question de la transmission. Mais celle-ci s’opère ici sur de l’immatériel, du conceptuel. Transmettre cela, oui mais comment? Qui est disposé à recevoir, qui décidera de faire sien l’héritage? Qui acceptera les conditions de la transmission: on ne transmet bien que ce qu’on est prêt à abandonner !

La mise en patrimoine
comporte une dimension langagière et symbolique

En distinguant le patrimoine de l’activité de mise en patrimoine, nous mettons l’accent sur la nécessité de la mise en mots de ce « savoir informulé » dont parle Daniel Faïta à propos des travailleurs en entreprise. « Si ce savoir demeure informulé, ce n’est pas pour cause d’inaptitude des travailleurs intéressés à maîtriser le discours scientifique, mais parce qu’en raison de sa nature il résiste encore à la formalisation et, par conséquent, à la mise en mots ». (« L’Homme Producteur » p.171)

Transposons à la formation. Ici aussi une part de l’expérience – pendant la formation, mais aussi après la formation – reste informulée. Point tant « par nature » que parce que ces choses ne font pas partie de ce qui se dit d’habitude d’une formation: pourquoi et comment le sujet a choisi telle formation, comment celle-ci s’est déroulée, quel usage il a pu en faire à son retour dans le monde du travail. Ces thèmes de réflexion qui semblent anecdotiques par comparaison avec ce qu’on appelle contenu proprement dit de la formation (les modules par ex.) conditionnent pourtant l’opérativité de celle-ci. La mise en patrimoine, ici discours sur la formation, parce qu’elle suppose le passage par les mots, devient un outil de dépassement du passé, peut-être au service d’une stratégie d’action.

La mise en mots, activité créatrice de structures mentales nouvelles, est un moyen de développement, de transformation pour ceux qui parlent ou écrivent leur expérience. La décision de mettre en patrimoine, c’est aussi l’occasion de faire advenir par le langage des éléments de son identité, de ses appartenances, de son image, d’avoir une meilleure perception des autres puisqu’on se perçoit mieux soi-même, de réinventer ses normes.

Cependant l’activité de mise en patrimoine ne peut se satisfaire de rester spontanée. Elle nécessite une volonté partagée, un projet, des dispositifs, des cadres, des conventions, des retours réflexifs. Elle est un travail.

Le patrimoine est comme un stock que chacun, non seulement alimente de son discours, mais encore contribue à structurer, à retravailler. Il y a donc accumulation de paroles, de documents, d’écrits relatifs à l’expérience d’A.P.S.T. Progressivement se constitue comme une « banque de données » qui demande à être pensée dans la perspective d’une mise à disposition, d’une lisibilité pour d’éventuels usagers qui y auraient recours.

Le patrimoine sera d’autant plus vivant qu’il sera activé, c’est-à-dire manipulé, interrogé, travaillé, lu et interprété par les « héritiers ». Ceci n’est pas sans nous rappeler certaine fable de Jean de la Fontaine: « … un trésor est caché dedans, je n’en sais pas l’endroit mais un peu de courage vous le fera trouver. » Mais que peut-on (ou veut-on) assumer comme héritage? Que sait-on de l’héritage pour pouvoir accepter le statut d’héritier ?

La mise en patrimoine
et la dimension du travail

C’est autour du travail et de l’activité de travail dans leurs aspects anthropologiques et philosophiques que se constitue le patrimoine A.P.S.T.

En effet, « la mise en patrimoine, n’est-elle pas inhérente à la démarche même de l’A.P.S.T. qui est tendue à poser un regard théorique sur des pratiques, à faire remonter des pratiques, des connaissances théoriques. » (Jacques Broda). Par la parole, c’est une partie du travail invisible et du rapport des sujets à leur travail qui émerge.

La mise en patrimoine
et la dimension du sens

Mise en patrimoine et production de sens sont deux pôles en tension. « Le destinataire est significatif du sens lui-même » (Jacques Broda). Comment, à quel moment, sous l’effet de quel événement, de quels encouragements, de quelle analyse réflexive, chaque étudiant, chaque enseignant, chaque intervenant à l’A.P.S.T., à la fois destinateur et destinataire, prend-il conscience d’oeuvrer à une mise en patrimoine c’est-à-dire d’en construire le sens?

Le travail du sens est une activité de liaison, de re-connaissance, de retrouvailles avec une expérience recouverte par le quotidien.

Le travail du sens est une activité de discrimination. En qualifiant, en marquant, en nommant, on cerne d’un trait ce qui vaut d’être élevé au rang de patrimoine. Jouissance d’inscrire les traces d’une histoire, de marquer des points contre l’inconnu!

Mais a contrario, au nom de quoi donner une valeur, décider du bon et du mauvais, de ce qui est « à garder » et à « à écarter »! En fonction de quelles raisons majeures, de quels projets, de quel mandat ferait-on tel ou tel choix? Que doit-on sauver de l’éphémère?

« Le sens est plus dans le jeu qui le fait naître et dans la façon dont on le cherche et dont on le fait surgir que dans la structure qui le conditionne ». (Roland BARTHES)

*  *  *

La formalisation

 

Pour être opératoire, il nous faut savoir en quoi consiste l’action de mettre en patrimoine, comment elle s’opère et sur quoi.

Nous savons que l’expérience se transforme en patrimoine si elle est formalisée, mais « le rapport de l’expérience au langage est le lieu d’un problème » (Yves Schwartz). C’est ce lieu et ce problème que nous voulons étudier. Associer mise en patrimoine et formalisation donne à cette dernière une dimension collective qui dépasse nécessairement une action individuelle voire solitaire.

Formalisation de l’expérience de formation :
qu’est-ce que formaliser ?

Tout le monde s’accorde sur la nécessité d’une formalisation, et sur le fait qu’elle existe déjà sous différents aspects.

La formation est un moment qui se prête particulièrement à la formalisation, soit que celle-ci se concrétise dans des rapports, mémoires, examens; soit qu’elle se dise au cours de discussions informelles pendant ou en marge de la formation.

Les rencontres post-formation dans des associations du type APRIT, A.P.S.T. -Contacts ou autre sont elles aussi des moments de formalisation.

A plusieurs reprises, Yves Schwartz dans sa thèse aborde la question à propos de l’expérience des travailleurs. Formaliser une situation est une activité linguistique qui « suppose un point de passage entre le concret et l’abstrait ». « … ou encore, formaliser, ce serait bien redécouvrir » (« Expérience et Connaissance du travail » Chap. 8 page 212)

La formalisation répond à un besoin « d’élaborer des outils conceptuels théoriques et méthodologiques capables d’articuler entre eux des savoirs et de les intégrer ». En tant qu’interaction, la formalisation n’est-elle pas volonté de « co-construction d’espaces communs » comme le dit Claude Chabrol à propos de « L’interaction et ses modèles » (Connexions N°57/1991-1).

Si c’est le cas, formaliser implique un dispositif de formalisation lié à

  • * l’idée de dialogie/ de destinataire / « d’interlocuteur sachant ou significatif » (N.Roelens, citée par Broda)
  • * l’idée d’interaction / compétence interactionnelle, c’est-à-dire « capacité à reconnaître, recevoir, traiter et créer des processus de communication » (A.V.Cicourel, « La sociologie cognitive », p.223, cité par Cl.Chabrol)
  • * l’idée de parité qui nous interroge, lors de la rédaction de ce mémoire, sur notre double statut d’acteurs et d’observateurs de l’A.P.S.T.

Les effets de notre statut de salariés-étudiants

Le fait d’être nous-mêmes impliqués dans le cursus de formation que notre mémoire se propose partiellement d’éclairer a présenté les avantages suivants:

Nous avons bénéficié d’un statut d’intériorité lié à « la place de pair », occupée par nous; c’est en effet à parité que nous avons réalisé les entretiens avec les anciens ou les nouveaux de l’A.P.S.T. Nous référant à l’article de Jacques Broda « Autour du lien savant », nous pouvons dire que ce n’est pas en tant que sociologues que nous « avons visé une co-construction des savoirs sur la formation », mais en tant que pairs, entre « hommes (et femmes) sachants ». De même, pour poursuivre la comparaison, la « connivence » dans une relation pourtant courte (1h30), la durée de l’entretien, venait du sentiment d’avoir vécu en des temps ou des lieux différents (ou dans les mêmes temps et lieux) des choses identiques sinon communes.

Sentiment diffus d’avoir des pans d’histoire en commun et de partager un patrimoine qui ne demande qu’à être retravaillé par tous.

Mais il nous revenait également d’aborder de manière critique et aussi réflexive que possible un objet d’étude où nous étions partie prenante, et de rompre avec notre subjectivité.

C’est ainsi que nous avons été conduits à rechercher ou à imaginer des cadres, des grilles de lecture, nous permettant de penser notre propre expérience, mais aussi de passer du particulier au général, en un mot, d’introduire « la distance épistémique » nécessaire pour aller « d’une heuristique expérientielle, c’est-à-dire une réflexion favorisant l’invention d’idées et de solutions neuves, à partir de l’expérience personnelle«  vers l’établissement et / ou le renforcement d’un « lien social, où le désir et le plaisir de transmettre (re)signifie la rencontre des hommes autour des savoirs à (re)élaborer … » (Jacques Broda).

La formalisation entre spontanéisme et réflexivité

Le travail de formalisation peut choisir des formes variées. Cependant, on peut se demander comment s’opère ou pourrait s’opérer le passage de formes spontanées de formalisation à des formes « raisonnées » qui seraient garantes de plus de scientificité.

Par exemple, les formes spontanées du récit de vie sont-elles adéquates à l’investigation du réel et à ce qu’il y aurait à dire de l’expérience ou à ce que l’expérience aurait à dire?

L’exigence de qualité, ici de scientificité, n’implique-t-elle pas pour celui qui raconte la mise à distance et l’identification des formes et des contenus: pertinence des éléments du discours et des modalités choisies pour le discours.

Un bref retour sur la mise en patrimoine

Entre formalisation et mise en patrimoine s’intercale la notion de communication. De la parole à l’écoute, nous nous trouvons confrontés à la nécessité de rendre compte de deux aspects spécifique de notre objet d’étude: la mise en lumière de mécanismes liés à la production (le récit et l’analyse de l’expérience) et à la réception (le travail du sens, donc de formalisation qu’opère à son tour l’auditeur / lecteur).

Le souci de rigueur scientifique concerne donc autant l’analyse du travail de mise en patrimoine / formalisation, que les conditions de la lecture, c’est-à-dire les grilles.

C’est pourquoi nous avons été attentive à la fois

  • à la mise en intrigue:

« Entre vivre et raconter, un écart, si infime soit-il, se creuse. La vie est vécue, l’histoire est racontée ». (Paul Ricoeur, « Du texte à l’action », p.15), ce qui implique sélection d’événements, travail du récit, et du temps.

  • au travail de jugement (attribution de valeurs, classements, hiérarchisation, le doute, l’espoir, l’expectative), à la mise en place une cohérence: construction de systèmes explicatifs et de « causalités après-coup », aux positionnements qui en résultent (eux, moi, nous / l’auto-socio-positionnement, retour sur soi) qui concernent la production.
  • aux grilles de lecture que chaque témoignage nous incitait à utiliser: l’analyse structurale du récit (schéma actanciel du conte) dans un cas, le rapport au savoir dans un autre, l’usage des concepts dans un troisième, le thème du retour dans un autre encore. Travail d’interprétation qui alimenterait un troisième pôle: l’agir, c’est-à-dire les possibles implications et conséquences de ce qui précède sur la manière de concevoir les enseignements futurs, la post-formation, etc.

« Le sens n’étant pas dans les choses ni seulement dans l’esprit puisqu’il n’est qu’un découpage particulier des choses, ne peut être que dans le point de vue qui fait exister des fragments du devenir comme configurations singulières. Il faut un choix, une « sélection » pour faire émerger de l’infini des segments individualisés ». (Yves Schwartz)

*  *  *

La dialectique formation / professionnalité

 

Nous avons dit dans l’introduction que la professionnalité serait le fil rouge de notre travail sur la mise en patrimoine dans le contexte de formation A.P.S.T.

Ce mot serait à situer dans un réseau d’autres mots comme:

  • * métier, profession,
  • * professionnalisme, professionnalisation
  • * qualification / compétences
  • * carrière
  • * expertise, expérience, maîtrise.

Le concept nous a paru fécond pour envisager la question des débouchés de la formation A.P.S.T. pour les étudiants, ou du retour sur le terrain de l’entreprise dans le cas des salariés.

Dans une première définition, nous dirons que la professionnalité d’un opérateur renvoie à une recherche de qualité, moins sous la forme d’une addition de compétences que sous l’angle de la conscience qu’il en a. Ce sont donc les traces de ce désir de qualité que nous tenterons de cerner dans les entretiens.

Mais par le concept de professionnalité, nous désignerons aussi l’influence de cette conscientisation sur l’activité de travail: une distance plus grande entre l’opérateur et son travail, la capacité à résoudre les questions rencontrées à l’aide de et en référence à des systèmes conceptuels diversifiés.

La professionnalité serait une méta-compétence qui consisterait à fonder, entretenir, développer, analyser, mettre en relation, en un mot: comprendre ses compétences et celles des autres personnes de son environnement.

La professionnalité serait donc pluridisciplinaire et supposerait de connaître et reconnaître sa position dans son champ professionnel, les marges de manoeuvre dont on dispose, les frontières qui le délimitent. Elle serait à l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur du métier. De ce point de vue la professionnalité est un élément de la pensée stratégique.

La professionnalité pourrait être une des formes conscientisée de « l’usage de soi par soi », une façon de s’émanciper, de se désaliéner. En ce sens, elle a partie liée avec la formation A.P.S.T. qui vise à donner des outils pour complexifier et problématiser.

La professionnalité est inscrite dans une temporalité longue. Elle va de paire avec l’idée de responsabilisation (re-appropriation et fierté du travail).

Si l’on considère la répartition salariés-étudiants d’une promotion du D.E.S.S. A.P.S.T., on peut se demander si la question de la professionnalité concerne tout le monde de la même manière. Une expérience professionnelle préalable est-elle requise pour une meilleure efficacité de la formation?

Mais n’y-a-t-il pas professionnalité au sens large (fût-elle niée) dans le fait même d’être étudiant?

L’expérience des étudiants et des salariés étant différente, leur professionnalité se déclinerait autrement, même si dans l’un et l’autre cas sont à l’oeuvre les éléments suivants:

  • ° méthodologie, organisation, modélisation…
  • ° projets, adaptation, opérationnalité…
  • ° traitement de l’information et production de sens
  • ° rapport à la formation, à la certification
  • ° travail en équipe, référentiels communs ..

Par ailleurs la professionnalité est construite socialement. Travail collectif de construction d’une norme, elle rejaillit sur la prescription et amène des exigences de professionnalisme nouveau.

Horizon d’attente en termes de qualité, elle pose à chaque acteur la question du degré de conformité aux normes idéales. C’est en quoi elle peut être un levier de transformation.

O. N. (1993)

Saisons d’émancipation

« Qu’est-ce que l’archive ?
C’est ce qui reste, dira-t-on,
mais c’est aussi, dit l’étymologie, ce qui commence. »
Nathalie Léger, Le lieu de l’archive
(Introduction à Matériaux du rêve de Maurice Olender – IMEC)

Saisons d’émancipation, est le recueil de l’ensemble des éditos de la revue Filigranes, écrits saison après saison par Odette et Michel Neumayer. Ces textes sont accompagnés de photos d’Odette Neumayer et de textes « cartels ».
« Saisons d’émancipation », l’expression est une clef possible pour entrer dans le projet de cette revue d’écritures. Autour de ces deux mots accolés en forme de titre se rassemblent toute une tribu dans le  bonheur de se connaître et de se reconnaître capables d’écrire, de créer ensemble.
Filigranes, au-delà de l’objet-livre, ce sont tant de personnes qui l’ont accompagné et l’accompagnent encore. La revue a été créée en 1984 par André Bellatorre, André Cas, Michel Neumayer, Odette Neumayer. Elle entame sa trentième année. 30 ans, à goûter le bonheur, la liberté, les contraintes aussi, d’une production commune, collective, citoyenne.

Réunir en seul tenant l’intégralité des éditoriaux de Filigranes ? Pourquoi ce projet ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi l’intuition que ceci est à faire ?

Le recueil est accessible en cliquant sur ce lien
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