oui, le texte

« S’il existe un substitut à l’amour,
c’est la mémoire »
Joseph Brodsky

(Ce texte est paru dans Filigranes, N°100, Le cent, téléchargeable ici)

voici le passage, voici la forêt tachetée d’ombres, voici la lumière, le rai que je fouille

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dans cette allée, j’avance, je suis corps, je suis le pas qui se pose, la trace qui se fait, je suis cadence, dépense, perles de sueur, et tremblement suis-je faim, suis-je fibre, branche, bâtons, chiffres et lettres ? je suis ce qui s’inscrit sous la paupière, lignosités où je renais

si de vous, chemins que je parcours, je savais le tracé, les croisements, le réseau, peut-être alors me diriez-vous vers où me mènent mes pas, ce que dit mon souffle de l’attente et du clair-obscur qui, un jour me donnant la vie, un autre de toi me la reprit, mots que je cherche et ne sais

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plus tard, mousse verte des forêts noires, humus qui griffe, je suis cœur qui bat, je suis oeil, je suis ébranlement, intensité sous la caresse solaire de vos doigts, mots venus de la nuit, attente encore mais dépôt déjà : une mémoire sans objet, elle perle, elle griffe, elle trouble

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et vous les pierres, dites-moi de quoi, de qui tient cette eau plus loin sur mon chemin qui apaise et les brises de l’été,
dévoilez-moi le chiffre, expliquez-moi ténu le tourbillon, intrigant le lien mais vers quoi ? dites-moi.
rappelez-moi les paysages où nous nous étions perdus, chantez-moi les chansons, racontez-moi les contes où nos enfances jetaient l’ancre et les profondeurs

4

tu étais suspens il y a peu encore, te voilà forme soudain, tu surgis du fleuve, tu t’échappes des marges : tu es le texte naissant, presque paisible, en attente d’aboutissement
rassemble-moi, accepte-moi, rappelle-moi les bancs où plus tard nous nous
sommes posés, bâtons, chiffres et lettres, inventant une langue, et les secrets que nous nous y étions confiés
de ce lieu je parle, de ce point et de tout ce temps passés à mes côtés, toi à m’envahir, à m’obséder, à marcher dans mes souliers, toi texte, vous substituts que nous inventions déjà, alors qu’ensemble vers l’ailleurs écrivant nous descendions les fleuves vers la mer, voyages à venir* …

  • Qu’avons-nous fait du temps passé, oiseau des forêts et de la nuit, « ensemble déjà vers l’ailleurs de la mémoire », sinon en déplier les territoires ? »
    Filigranes N°1, Fragment (Juillet 1984) (MN)

M.N.
(Été 2018, aux sources du Danube)

Paru dans Filigranes N°100 100% création