Idomeni / Paris

Idomeni / Paris

eurer gedenkend / en pensées

 

 

I wish there was a treaty (bis),
Between your love and mine
Leonard Cohen, Treaty (songbook)

1

enfance des campagnes traversées
vallons où tu avances
chemins où je te suis
cascades où tu plonges

parfum du Nord qu’à tes côtés je prends
eaux de toi où je me baigne
vent de la terre le soir venu parcourant mes mers

ton savoir un jour sera-t-il mien ?

tu n’as qu’un âge Anton
tu es homme, tu es femme,
à tes côtés longtemps j’étais enfant

 

2

Stirb und werde / Meurs et deviens

printemps des coquelicots
rouge désir dans les champs
je suis un

étés gorgés de fruits
nous nous désaltérons
deux  nous sommes   amour

vignes d’automne
nos habits peu à peu décousus
trois je suis, quatre et cinq et

 

 

3

hiver

formant légion
vous, chaque soir
froid qui pique
argéras qui percent
toiles au sol
ciel cloué

vallées de larmes où vous marchez

pieds qui saignez
vous, encore
si proches de nous et si loin
encampements         vos nuits effacées

Idomeni / Périphérique Nord / Sangate /
vous toujours, de siècle en siècle,

vos lieux, vos noms         gommés

femmes, hommes, vous
dans vos pas à l’aube à vos côtés
enfant je demeure

 

 

4

lignes sur le sol, lettres sur la page
un atlas s’ébauche
ombres et lumières, visages que je consigne
balafré, un texte naît

5

I wished there was a treaty /
un pacte seulement
Between your love and mine /
nos vies aux vôtres lacées

Michel Neumayer

Paru dans Filigranes 106 « Glanages » (2021)

(1) Anton Reiser est ce vagant, parcourant les régions d’Allemagne profonde, de foi piétiste, à la recherche d’un sens à sa vie. Anton Reiser est le titre d’un des premiers récits d’apprentissage de langue allemande d’un 18ème siècle finissant.

(2) J.W.Goethe: « Stirb und werde ! Bist du nur ein trüber Gast / Auf der dunklen Erde » / (Meurs et sois / pauvre hère te voilà /sur la terre obscure)

Cycle

« Chaque flocon, dans la mêlée du monde.
comme frôlement de l’Autre en soi »
    Claude Barrère (Filigranes N°94)

@IMG_4923 J’ai longtemps rêvé d’un texte qui pousserait sa trace à travers les paysages de la mémoire. Qui saurait dire les neiges de janvier vues du train, un monde tout de flocons qu’il y a peu encore, je traversais. Chaque cristal, chaque facette… un signe. Appel de mémoire et quintal de plume. Derrière la fenêtre, je l’avais cru, rêvé, espéré.

Neige 1 – Brumailles (avant)    

J’ai jadis connu un chant. Comme toi, mon père, j’ai aimé un cycle. D’une musique ancienne, j’ai chéri la mélancolie. Ich kann zu meiner Reisen / Nicht wählen mit der Zeit / Muss selbst den Weg mir weisen / In dieser Dunkelheit(1).  Voyage d’hiver : d’une langue d’avant, d’un monde perdu – le nôtre jadis – tant d’échos, l’immobile vertige, boucles sonores sans fin rebouclées au bout du 33 tours, ton deuil creusé à même la platine du salon. Et tes yeux ?
Ce qui pique, ce qui plissait les tiens, n’était en rien la cigarette – suicidaire compagne – mais l’aiguille, sa butée obstinée aux lisières du temps, au bord de nos mémoires, de notre oubli.Oui, à vous parents, à votre effacement, ce matin encore ces mots, leur chant me relient.

Neige 2 – Flocons soudain    

@P3240031Vous voilà enfin, enveloppant le train, flocons de neige à saturer de lumière la campagne. Vous qui sous mes yeux dansez, de tout cela, comme d’une guigne vous vous souciez ! Vous riez, vous vous esclaffez, vous vous cabrez. À m’étourdir, vous vous agitez. De moi-même, de l’ancien vous m’arrachez ! Cristaux qui fendez le temps, ne connaissez ni verre ni acier – nulle limite – sur ma peau vous vous posez. À de
nouveaux secrets, à d’autres êtres – à quel enfoui – m’exposez-vous,
me reliez-vous ?

À la piqure du froid, premiers frissons, forêts adolescentes d’amour et d’hiver (années d’apprentissage) ?
À la soie glacée de vos mèches, jeunes filles, comme branches nues (à vous, délicatement m’accrocher) ?
À la page blanche réinventée. À son mystère de souffle chaud et de buée (d’improbables messages, sur les fenêtres, les doigts gourds, vous imaginant, déjà j’écrivais) ?

Neige 3 – Êtes-vous seulement ?

Hier encore, signes échevelés, jaillissant, lumineux, en vain je vous attendais, parcourant les rues, longeant les berges du fleuve assoupi. Au droit de portes, aux pieds de fenêtres autrefois espérées,
je vous guettais.
Mais vous qui saturez l’espace, quelle est votre substance ? Quelle est votre durée ? Majuscules petites et grandes, capitales de la douleur,  êtes-vous seulement ?

Neiges 4 – Nœuds (ici)

du train à la campagne environnante
le discontinu, votre secret
du wagon cocon au tout-monde
de l’arbre à la forêt,
l’intervalle, votre régime.
d’un être à l’autre
ce qui fait manque, fait nœud.

Neiges encore (plus tard)

quand au bout du voyage Ô ton ultime visage
quand nos bras de l’un vers l’autre tournés
quand perdues dans le blanc, nos mains
quand tous les noms entre nous
quand tous les mots
quand échappés

toi, disséminée
égarée dans le blanc
depuis quelques temps

déjà

M.N.  (Filigranes 95 « L’échappée belle »)

(1) « Je n’ai, pour mon voyage / plus le choix du moment. / Ma voie,
seul me faut la tracer / dans cette obscurité. »
Schubert, Winterreise (sur des textes du poète Wilhelm Müller).