« Chaque flocon, dans la mêlée du monde.
comme frôlement de l’Autre en soi »
Claude Barrère (Filigranes N°94)
J’ai longtemps rêvé d’un texte qui pousserait sa trace à travers les paysages de la mémoire. Qui saurait dire les neiges de janvier vues du train, un monde tout de flocons qu’il y a peu encore, je traversais. Chaque cristal, chaque facette… un signe.
Appel de mémoire et quintal de plume.
Derrière la fenêtre, je l’avais cru, rêvé, espéré.
Neige 1 – Brumailles (avant)
J’ai jadis connu un chant. Comme toi, mon père, j’ai aimé un cycle.
D’une musique ancienne, j’ai chéri la mélancolie.
Ich kann zu meiner Reisen
Nicht wählen mit der Zeit
Muss selbst den Weg mir weisen
In dieser Dunkelheit (1).
Voyage d’hiver : d’une langue d’avant, d’un monde perdu – le nôtre jadis – tant d’échos, l’immobile vertige, boucles sonores sans fin rebouclées au bout du 33 tours, ton deuil creusé à même la platine du salon. Et tes yeux ?
Ce qui pique, ce qui plissait les tiens, n’était en rien la cigarette – suicidaire compagne – mais l’aiguille, sa butée obstinée aux lisières du temps, au bord de nos mémoires, de notre oubli.
Oui, à vous parents,
à votre effacement,
ce matin encore ces mots,
leur chant me relient.
Neige 2 – Flocons soudain
Vous voilà enfin, enveloppant le train, flocons de neige à saturer de lumière la campagne. Vous qui sous mes yeux dansez, de tout cela, comme d’une guigne vous vous souciez !
Vous riez, vous vous esclaffez, vous vous cabrez. À m’étourdir, vous vous agitez. De moi-même, de l’ancien vous m’arrachez ! Cristaux qui fendez le temps, ne connaissez ni verre ni acier – nulle limite – sur ma peau vous vous posez. À de nouveaux secrets, à d’autres êtres – à quel enfoui – m’exposez-vous, me reliez-vous ?
À la piqure du froid, premiers frissons,
forêts adolescentes d’amour et d’hiver (années d’apprentissage) ?
À la soie glacée de vos mèches, jeunes filles,
comme branches nues (à vous, délicatement m’accrocher) ?
À la page blanche réinventée.
À son mystère de souffle chaud et de buée
(d’improbables messages, sur les fenêtres, les doigts gourds,
vous imaginant, déjà j’écrivais) ?
Neige 3 – Êtes-vous seulement ?
Hier encore, signes échevelés, jaillissant, lumineux, en vain je vous attendais, parcourant les rues, longeant les berges du fleuve assoupi. Au droit de portes, aux pieds de fenêtres autrefois espérées,
je vous guettais.
Mais vous qui saturez l’espace, quelle est votre substance ? Quelle est votre durée ? Majuscules petites et grandes, capitales de la douleur, êtes-vous seulement ?
Neiges 4 – Noeuds (ici)
du train à la campagne environnante
le discontinu, votre secret
du wagon cocon au tout-monde
de l’arbre à la forêt,
l’intervalle, votre régime.
d’un être à l’autre
ce qui fait manque, fait nœud.
Neiges encore (plus tard)
quand au bout du voyage
Ô ton ultime visage
quand nos bras de l’un vers l’autre tournés
quand perdues dans le blanc, nos mains
quand tous les noms entre nous
quand tous les mots
quand échappés
toi, disséminée
égarée dans le blanc
depuis quelques temps
déjà
M.N. (paru dans Filigranes 95, Vers la surface)
(1) « Je n’ai, pour mon voyage / plus le choix du moment. / Ma voie,
seul me faut la tracer / dans cette obscurité. »
Schubert, Winterreise (sur des textes du poète Wilhelm Müller).