Déjeuner de couleur

Déjeuner de couleur

Un conte de fin d’été à la manière d’Éric Rohmer

Pour O.Z.

 

« Il y a toujours chez Klee une dimension sémantique irréductible à un sens clair, univoque, comme un langage crypté que la raison ne saurait percer à l’aide de ses méthodes de déchiffrement »[1]

 

Le drapeau de la plage était vert. Le banc, sur lequel j’étais assis, céruléen mais le second, juste un peu plus loin, d’un jaune cinglant fort éloigné du proustien tableau de Delft et de la recherche d’un temps perdu. Le mien l’était presque, les vacances allaient vers leur fin. Un parapet de béton blanc découpait la plage sous mes yeux en facettes carrées. Au fond de la petite baie, planté sur la mer, le zodiac était grenat, la bouée orange sur l’eau grise par laquelle l’esquif tenait par le fond. Rien que d’ordinaire.

Dans son Traité des couleurs, Goethe en plein classicisme (on le croit pré-romantique mais on confond souvent les périodes littéraires entre les pays), Goethe donc vers 1810 évoquait déjà l’effet physico-moral de la couleur. Pourquoi le jaune produit-il une impression de gaieté, le bleu ou le mauve un sentiment de tristesse ? Et que penser, me dis-je, de l’écarlate tonitruant des manifs à Marseille cours Lieutaud les jours dits de révolution et, à l’inverse, de la fadeur d’un gris qui désespérait mes télés d’enfance à l’heure des mires de l’Eurovision. Ce découragement, je ne le ressentais pas plus tard qu’hier en fin d’après-midi alors qu’un rideau de bruines bretonnes, un crachin diaphane, traversaient le paysage.

Mais aujourd’hui le beau fixe est de retour. Le temps est redevenu celui d’une fin d’août en Bretagne du nord. Un camaïeu de tesselles façon aquarelle à la manière du peintre bernois se dessine dans le paysage de l’autre côté de la rambarde. Du côté nord de la plage se découpent quelques maisons de riches propriétaires, tantôt terre-neuviens d’esprit et navigateurs aux longs cours, tantôt généraux ou fonctionnaires façon Duras de l’époque coloniale. Barrage contre le Pacifique, était avec Ti Jean l’Horizon en effet les seuls livres que quelques jours plus tôt j’avais découvert dans un placard de ma turne de vacancier.

Dans les jardins de ces riches demeures, les bignones orange, jeunes fille pudiques, disséminées parmi les palmiers dans le vert les collines avoisinantes ne sont ce matin que calme, luxe et discrète volupté tandis que je passe et repasse un fil d’écriture noir d’un carré à l’autre que la rambarde d’un pisseux béton gris dessine sous mes yeux.

Quelques rochers indolents somnolent non loin des baigneurs. Négligemment posés sur la plage à l’initiative de quelque main divine, ceints de galets gris et roses façon Leroy-Merlin, des éclats de météorites tombés du ciel aux temps d’immémoriaux malströms. Devant eux, face à eux, confiné en écriture de bord de mer, je vais, je viens. Je ne suis que passage, touriste esseulé, encombré de sa serviette de bain perdue dans son sac couleur sable, à la rechercher de son ambre solaire, de ses lunettes et de sa casquette à rayures rouge, jaune, bleu à planter sur son crane qu’il aimerait halé pour impressionner les autres à son retour.

Enfant, je rêvais de déchiffrer les lettres à l’encre sympathique de Napoléon à Joséphine, plus tard le journal de Raspoutine et d’en écrire moi-même d’invisibles destinés à quelques copains de classe.

Ce soir – douce légèreté – je décode une dernière fois le langage crypté de l’océan malouain, l’infini maritime toujours recommencé, en quête de l’effet physico-moral des couleurs imaginées par un auteur d’un autre temps.

Michel Neumayer, St Quay-Portrieux, aôut 22

Proposé à Filigranes, Le chêne et le roseau

[1] Stéphane Lambert, Paul Klee, jusqu’au fond de l’avenir. (Arléa, 2021)

 

 

Stars, they come and go

Stars, they come and go

Stars, they come and go
They come fast or slow
They go like the last light
Janis Ian « Stars »

La nuit, quand les mots se font pâles, quand les rideaux se tirent, des pensées nous traversent.
Ils font bouquets d’étoiles.

Ce sont tes yeux sur moi, femme diaphane, au soir quand j’écris.
Ton regard comme un miroir posé.

Enfant prodigue, de toi encore, c’est un visage qui traverse le ciel. Saveurs d’îles.
Une longue longue longue attente d’où tu nous revenais.

C’est la maison d’un Juste que je longe. Campagnes d’Espillières, collines où je marche.

C’est le bleu de tes mèches, mon amie.
Dérobées, elles roulent et s’enroulent et se portent vers ciel.
Charbons de paroles, tisons subtilement croisés, cette nuit encore.

Musiques toujours. C’est ton chant, Nina. Du Live, vers de galactiques voyages tu pensais t’envoler. Je voulais encore vous parler, me disais-tu, mais, piano noir, piano blanc, que me reste-il pour toi ? Rien d’autre qu’ultimement mes lèvres et chanter ?

o o o

Corps nocturne
Mon regard parcourt tes carnets. Pourquoi tes songes au matin les transcrivais-tu sur papier quadrillé ? Nos livres, nos cahiers, nos écrits s’accumulent en rouge, bleu, jaune dans ce bureau où je ne range plus. Et que faire de la mémoire des montagnes où dans la pénombre foulards, étoles, rubans or, verts, noirs flottent au dessus du lit et remontent vers les astres où demeure tu as pris.

Au matin, les rêves semblent sans couleur
mais leur souffle brûle encore quand les portent les vents de fin d’été.

Corps nocturne encore

Le jour, les mots nous assaillaient. Nous tenir droits, nous demandaient-ils, et nous optempérons.

L’obscurité venue tout s’échappe. Nos lettres se font musiques, vont et viennent et dansent. Émiettement des sons, respiration des graphes, tout vacille.

Une fenêtre bat, une porte s’ouvre.
Des êtres se lèvent. Vos visages se dessinent aux parois des chambres.

Des paroles se disent. Les amours tanguent.

o o o

Corps nocturne

L’invisible se niche dans les creux que je dessine.
Sol Lewitt, me dis-je. C’était une exposition bien faite. Un tracé qui perturbe les sens, avais-je lu.

Diurnes, les pensées s’accrochaient encore à ce qui tient. La nuit, des étoiles vont et viennent roulent et traversent le ciel comme autant d’allers sans retour.

o o o

Piano noir, piano blanc.
Quel temps nous reste-t-il d’avant l’aube ?
Quelle langue crayeuse apprendre pour mieux parler ?

M.N.
(Chronique de quelques nuits de septembre)

* Une longue longue attente, Serge Regiani
* Nina Simone, Live at Montreux (1976)
* Sol LeWitt, artiste américain minimaliste connu pour ses wall drawings (1928 – 2007).

Paru dans Filigranes N°109

N°109 « Champ / hors champ » (Focales vol.2 -2021)

Si

« Si face au feuillet qui frissonne dans mes mains,
je suis pris de vertige, ce n’est pas à cause de sa blancheur mais des mots blancs qu’il dissimule et qui attendent dans leur ordre d’apparaître »
Edmond Jabes, Le livre de Yukel
(Le livre des questions II)

 

Récemment l’objet où je range ce qui me nourrit tomba en panne. Recevant chaque jour des messages d’une enseigne qui me veut du bien (pourquoi lui avais-je un jour confié mon adresse mail ?) je me rendis en sa tanière à la recherche d’un réfrigérateur congélateur. J’optai pour un grand format avec trois tiroirs à -21°. Mon choix fut de prendre un engin classé A, peu gourmand bien que nucléaire.
Il y a quelques années j’avais déjà écrit un texte « À coller sur le frigo » et je m’y interrogeais doctement sur la manière de placer les choses de la pensée quand elles sont nombreuses. Le beurre, les sardines, le fromage courant, tout va bien. La viande, pour ceux qui en mangent encore, « au frais », avais-je lu. Mais pas les Banons. Et le vin en Provence, le rouge courant, dans la porte, n’en déplaisent aux snobs. Un matin mon frigo m’envoya un sms : attention votre niveau est passé sous la barre des 3, pensez à coter vos aliments.
Je passai au supermarché (un mousquetaire qui me cajole) et tandis que j’attendais à la caisse, prêt à passer ma carte de fidélité (les mardis, on me fait des réductions), je pensai au texte que j’avais envoyé à une amie. Elle terminait un livre objet qu’elle avait fait de noix et de papier et m’avait demandé une manière d’introduction. Je m’étais amusé à produire un récit qui parlait essentiellement de moi. « Soudain alors qu’assez rageusement j’étais à terminer l’ultime version d’un édito, je tirais du compotier la dernière drupe qui s’y trouvait entre deux pommes, un boire sans soif et quelques scoubidous… ». Je m’étais régalé de jeux de mots et consonances et tandis que je déposai les karandach et quelques fruits secs sur le tapis, « je m’égare », dis-je à la caissière masquée. Que faire de ce texte, pensai-je au retour dans la voiture.
Comme mon amie ne l’avait pas adopté sous la forme que je lui avais donnée, « mettons-le au frais », songeai-je. Un autre écrit en naîtrait. J’en fis de même pour la vidéo d’un bien cher cousin qui m’indiquait où, sur youtube, on évoque l’immanence dans les religions monothéistes. Nous parlions alors ensemble d’espace potentiel chez Avérroès et de science moderne et la question m’intéressait.
Mon -21° se muait, comme tu le constates lecteur et sans que j’y prenne garde, en archive de mes pensées. C’était – nonobstant d’Artagnan qui jamais n’en aurait fait sa pub – , une manière d’accès à l’universel, le mien veux-je dire, lequel se ramifie en canopée lointaine à mesure que dans nos vies se succèdent les jours. Je n’en
parlais à quiconque – qui aurait pu me comprendre ? – mais la nuit venue, j’allais vers les étoiles. Je m’installais sur la terrasse du côté de la rue et goutais comme un sorbet moelleux les pensées d’amour tantôt chaudes, tantôt fraiches qui me venaient du congel’ via mon téléphone.
Une autre fois encore, j’avais en pensée conçu un texte qui par sa vastitude projetée m’envahirait. Que faire des trains qui en silence passent dans les cimetières où reposent les êtres chers. Où les déposer ? Et les dipladenia qui d’année en année au printemps colorent le jardin, en dolce et confitures ? Et les livres que nous lisions tandis que nous écrivions ? Et Ferré et Brassens dont, en voiture, nous étourdissions nos enfants ? Moi-même harassé, où mettre aujourd’hui les pas que je fais quand j’écris dans les collines déconfinées ? Je les plaçai comme je pouvais en frissonnante confusion.…
L’objet finit par prendre du coffre. Aux soldes d’été, il y eut une ultime promo. J’optai pour un Washi à paperoles et tandis que j’y rangeais des textes qui moissonnaient les blés sauvages et scrutaient les sols (souviens-toi, lecteur qu’un prochain numéro de Filigranes s’appelle « Glanages »), je retrouvai dans un tiroir sous les clayettes tout ce que, toi-même autrefois, tu y avais celé : phrases entourées de tes mains au détour du livre d’un Égyptien qui questionnait le désert comme métaphore de nos écrits et lieu de notre dépossession ; icône en broche – place oblige -, d’un visage paternel qui dans l’entrée surplombe la commode ; garrot de nœuds mutiques qu’à l’endroit de sa gorge tu y avais placé, mystère à lire, bijou pour mémoire. Nos carnets, je les revoyai et tes rêves comme si je les avais faits. Nos agendas empilés, nos photos par milliers en pochettes, nos ateliers en barquettes alu étiquetées. Un disque dur de bouts d’articles, fragments et notules à accrocher aux écrans, tout au fond du côté des moteurs, emballés de foulards gauffrés de soie.
« Entre dans ma parole » afficha soudain l’appareil. « Dans mon obscure demeure », ajouta-t-il. Il me savait errant, je n’en fus pas étonné. « D’un côté et de l’autre du silence, nous serons la même voix », entendis-je par la porte entrebâillée. Je m’y reconnus. Je me tus. Je refermai le sas. La lumière faiblit. Apaisée, elle s’éteignit…
M.N.
(Ce texte est nourri de bien d’autres mais tout particulièrement
d’une plongée dans les écrits d’Edmond Jabès)

 

Paru dans Filigranes N°105, « Ça ,déborde » www.filigraneslarevue.fr

La nuit venue

La nuit venue

(MN. paru dans Filigranes 104, Pas de danses)

« N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas (…) cette voix qu’on appelle d’ordinaire le silence ? » Georg Büchner*

 

Les fantômes qui traversent nos jours sont invisibles, égarés parfois, certains si blancs,
si pâles. À pas feutrés ils dansent à nos côtés là où se croisent les mondes.
Ce sont fragments d’opacité égarés à la lumière.
Ils nous côtoient et nous ne les voyons pas.

Vers le soir ils nous reviennent. Quand le jour s’en va. Quand jaillie de nos boites à musique, de nos écrans, des pages que nos yeux sillonnent, leur présence nous envahit. Quand leur souffle nous surprend. Quand leur piqûre mélancolique et douce nous aiguillonne. Quand vivre en vérité vaut. Quand, en leur compagnie vers l’autre scène, nous-mêmes pleins d’espoirs, nous avançons…

Alors, pour notre grand bonheur, ils piquent vers le sol, l’effleurent et redécollent.
D’ouate et de satin rose, de jambe fine, ils sont. Ils se font rubans attachés aux chevilles, polychromes phylactères, signes échappés de quelle mémoire,
surgis on ne sait d’où, virevoltant tout autour.

Ils se font sarabande. Ils emplissent l’espace, font frissonner les plis et les tentures
où nous nous préservions. Ils ressoudent. Ils rouvrent à nos mémoires des pages
offertes au désir. Flux et reflux.

Ils froissent et défroissent les paroles où, il y a peu encore, nous nous croyions.
Leurs voiles gonflent. La houle monte. C’est charivari que cela, où s’accommode
ce qui va puis vient, ce qui voyage et puis repart.

Ils sont femmes, ils sont hommes, ils sont enfants, ils sont l’incomplétude en nous
par la nuit fécondée.

 

 

et c’est ton image mère qui s’est tue
c’est toi mon enfant né ce jour entre les roses
ce sont mes bras où je te tiens

et c’est un lac de Bavière sombre et si beau,
c’est ton regard femme sur ma peau et moi
qui tremble au soleil d’été
c’est le deux en nous comme une clef,
comme un trèfle qui attend

et c’est un vaste étang tout près de la mer et
l’annonce d’un départ

c’est un train dans la nuit
c’est un visage fendu dans le matin blême

c’est l’éphémère
c’est ton image dans l’eau ce matin sur le chemin des collines,
c’est son miroitement furtif

ce sont les voix perdues, elles ne sont plus les vôtres
ce sont tant d’airs chansons et ritournelles où je m’abreuve
tant de langues où dans l’insu je me perds

là où rouillent et s’éraillent et renaissent
toutes nos joies, toutes nos peines

c’est le frisson qui me pénètre
où je t’ai déposée
c’est l’amie si chère qui nous relie,
son visage et son rire

ce sont des fils qui se croisent,
c’est le mélange des peaux où nous sommes faisceau
c’est l’archipel où, d’île en île, nous naviguons

c’est…

(MN. paru dans Filigranes 104, Pas de danses)
www.filigraneslarevue.fr

No trespassing

(Paru dans Filigranes N°101)

« Ce point, si petit, pourtant contient les autres points
en cendre », disait-il.
Edmond Jabès, El ou le dernier livre

à Marseille, des grilles protègent les maisons en démolition, rue d’Aubagne / Un mur entoure le chantier de la Plaine et en empêche l’accès / No trespassing avais-je lu sur un transfo, il y a peu, c’était du côté de Brooklyn

sur le chemin du sens j’ai parcouru les mondes
ceux de la nuit, ombres tremblantes qui taguent les murs
ceux du jour, leur aveuglante clarté

c’est un lieu rasséréné que j’espérais
quelque chose qui nous raccorderait à nous-mêmes
un voile chaud posé vers le soir sur notre désir de consonance

sur le chemin du sens j’ai questionné ce qui s’encode
mais de ces fils que je voulais nouer,
de ces sillons dont le temps a raviné les peaux
ce que les rêves en restituent est si peu
ce qui peut se dire de nos vies, si décharné

et j’ai rêvé de vous, la chaleur de vos corps,
vos parfums m’envahissant, et j’ai rêvé d’un manque
il se reconfigurait

et de toi encore, ta parole comme une flambée,
non morire mai, « ne mourirai plus », avais-je décidé de croire,

et j’ai lu comme un enfant le phylactère,
bulle échappée de tes lèvres sous l’arche à l’entrée de la ville
à Ravenne alors que
mosaïque défaite
vers le ciel déjà tu t’échappais

de point en point, de jour en nuit, en jour, en nuit
nous voyageons sans bagage
chiens sans maître, nous passons et repassons les frontières,
sautons les barrières, enjambons les ponts

mais quand dans la pâleur des petits matins
s’ouvrent nos yeux,
quand ce que nous voudrions reconstruire nous
le savons perdu déjà,
quand ce que nous en comprenons n’est plus que
poussière virvoltant dans le vent,
quand en nous cette disjonction,
ce passer outre, ce trépas…

le point est une camisole,
à petit feu s’y consument les rêves

herses de Macédoine, aciers de Tijuana, bétons de Gaza,
barbelés des camps, mitans du monde, écrans et vidéos,
vous qui nous soustrayez à nous-mêmes
clôtures, biométries, empreintes,
vous qui feignez de réunir mais raboutez seulement,
signes qui affleurez aux pierres mais vous dérobez

 

de quoi êtes-vous le nom ?

« la dissonance préservée, seule retiendra-t-elle
en son sein, ce qui en nous est
faim sans fin ? » répondis-je.

M.N. (mai 2019)

Dis-moi, quel est ton nom ?

They are two people in me,
I would like to be Maria
but there is The Callas
I have to live up too (…)

(Maria, by Callas, film de Tom Volf, 2017)

À Marseille, rue Breteuil, l’ancien cinéma a fait place à un immeuble, un restaurant peut-être, mais de tes sanglots encore, je me souviens. C’était hier à peine, il y a 20 ans. Nous partagions ton rire, Callas, mais était-il sincère ? Ta séduction nous ensorcela, mais feinte déjà ? Ta déconvenue ? Elle nous glaça. Au dernier air, ton désespoir, Maria, nous chavirait. Aimer encore, t’aimer encore, une dernière fois. À l’unisson ce soir-là, vers la maladie et la mort, avec toi, Violetta, nous voguions.
Nous étions deux, côte à côte, siège contre siège, à te suivre, à t’entendre, à t’admirer. Mais toi, assise à mes côtés, que pressentais-tu ? Que savais-tu déjà ? They are two people in me… Que revivais-tu ? Que partageais-tu ? (…) Puis ce désespoir qui vint, qui t’envahit, ce gouffre en toi qui s’ouvrit, une désolation par vagues, de tes sanglots encore, je me souviens, alors que d’escalier en couloir, que de Callas en Maria, que vers le jour, que vers la vie là-haut, que vers la rue, vers son indifférence, nous nous en retournions…
Je t’ai revue depuis et ce soir encore, Maria Callas sur les écrans. Les années ont passé. La salle est petite aujourd’hui, les fauteuils usés, c’est un autre cinéma que voilà. Mais à l’écran, sur ton visage, une même grâce, une même émotion en moi. Une fois encore tu chantes, tu aimes, tu te brises. Divine, tu es. Une fois encore, épuisée, tu salues la salle tandis qu’ils tournent autour de toi, s’enivrent de ton parfum, s’étourdissent à prétendre te posséder.
Vivre nous unit, vivre nous sépare. Quel est ton nom, Maria ? Quelle est ta prière, tandis que soir après soir vers ton cou si frêle, vers ta gorge si fine tu lèves encore les mains et tu les joins ? Quel est ton vœu ? Quelles larmes salées cachiez-vous, quel émoi sous l’étole carmin, tandis que d’escalier en couloir, de Callas en Maria, que vers le jour, vers la rue nous remontions ?

Guarir non è possibile /
la malattia di vivere /
sappesi com’e vera /
Questa cosa qui.

Ta maladie à vivre, notre mitoyenneté, trois notes suffisent-ils pour nous le rappeler ? Sur l’écran – mais peut-être était-ce déjà la bande annonce du film suivant – je les lus, je les entendis puis ceci, au détour du refrain, E se ti fa soffrire un pò / puniscila vivendola.…
Ces mots, je les reconnus. Cette voix aussi et le rythme rock. Paroles d’une autre idole, une pop star d’aujourd’hui. À mille lieues des tiens, mais entre vous, une même langue, un même son, un même écho. Paradis perdu.

M.N.

(Paru dans Filigranes N°98  Rejouer le monde)

Paix d’Astarté (Padola – Musée de Beyrouth – Beit Beirut)

« Vivre, c’est passer d’un espace à un autre,
en essayent le plus possible de ne pas se cogner »
Georges Perec

 

Longtemps (Dolomites – août 2017)

Lumineux été de Padola, entre les fleurs, parmi les herbes sauvages, dans l’ombre
portée d’arrêtes et de pics
– je marche –

ici ruisselle une eau très douce, d’ancienne mémoire, de prés et de bancs
– elle descend de la montagne, elle porte la vie et mais vers où l’emporte-t-elle ? –


je marche

ici est un clairière, vierge de tout bruit comme un manque, une poche de silence dans le doux soleil d’une fin d’après-midi – elle s’emplit de ce qui en ce lieu s’attarde d’anciens partages

j’écris

 

banc découpe1 nb

Longtemps nous nous sommes donnės rendez-vous
Ni l’heure, ni le lieu, ni toi, ni moi, précisément le savions

Longtemps, sur ce banc, nous nous sommes parlé

ces forêts de douce montagne, les avons parcourues
nos godillots, les avons chaussés

Longtemps, notre route, ensemble, l’avons tracée

 

 

 

 


Toi aussi, Astarté ? (Musée national de Beyrouth – sept. 2017)

Automne de Beyrouth. Je parcours le musée d’histoire, arpente les allées,
de pièce en pièce, de cartel en cartel, je passe, quand soudain…
« Surélevé sur son socle carré, ce siège votif est appelé trône d’Astarté, déesse phénicienne de l’amour. L’absence de représentation est compensée par la présence de deux sphinx ailés à tête humaine coiffés de la double couronne égyptienne dont le… » (Cartel – extrait)

ici est ton siège              et son effritement (ravines du temps)
ici est ton corps             et son creux en moi
un bloc taillé                   il y a peu encore sous les bombes,
ici est un patronyme       et le crépitement de guerre qui en couvrit le nom

empreinte d’une femme
ta mise à l’abri, Astarté, sous le feu des snippers,   
                                           
(quelques moellons montés à la hâte par d’improbables maçons)

ici est ton histoire              poche mutique saturée de bruit
quels mots t’offrir ?           que répondre au feu, au mal, éros de mort ?
Astarté, mienne

siège nb




Longtemps ici nous nous sommes donnė rendez-vous
Ni l’heure, ni le lieu, ni toi, ni moi, précisément le savions
Et ce sentiment soudain qui revient, subtil surgissement,
l’enveloppe  de ton corps, poussière sous mes doigts
Savoirs d’avant, vous saturez l’espace.
En vous s’obstine ce qui d’humanité nous soutient : peau, amour, arrachements

 

Immeuble Beit Beirut (« Healing Lebanon », expo)
« … Beit Beirut a été la maison des milices et des francs-tireurs. C’est pour cette raison que j’ai créé une installation en hommage aux disparus de la guerre civile. Transformer Beyrouth en une ville de lumière » lis-tu plus tard dans l’interview de la plasticienne…

ici est une devanture, à l’angle de deux rues, au rez-de-chaussée d’un immeuble
tavelé d’impacts, sur la vitre pare-balle, mille mots soudain font signe au passant, mille lèvres, baisers multicolores
je passe la porte, à l’accueil je monte
dans les étages, posés sur d’anciens éviers, des écrans se souviennent de guerres récentes, quelques tableaux aussi que supportent
d’improbables empilements, briques dépareillées, sacs de sable aux fenêtres et aux portes, calfeutrages

Version 2



Expo, urne fêlée mais clairière déjà entre les fleurs,

parmi les herbes du jardin,

plaies vives et cendres
que l’on
dépose,


dans votre pénombre, nous accueillerez-vous ?


Astarté, ici nous retrouver ?

 

 

 

 




















(Au retour (Carnoux, oct. 2017)

Levée de mots,
voile jeté sur nos vies,
hauts nuages d’été.

Ce journal comme un défi,
une mémoire chaque jour à réinventer.
Quelques sèmes dans le tourbillon des vents.

 

M.N. (septembre 2017)
Paru dans Filigranes 97, Raison, déraisons

Paradis perdu

« ¿ Adonde el paraiso,
sombra, tù que has estado ?
Pregunta con silencio »
Rafael Alberti, Sobre los angeles

 

je me souviens de toi, Orfeo, te retournant

de l’éclair qui troua le ciel                et ton cœur
de la musique qui dans la ville         battit le plein
de la sarabande qui t’encerclait      soudain
du gouffre qui sous tes pas            s’ouvrit

* * *

à la Loi d’Hadès, quoi d’autre opposer ?

deux pupilles
leur blanche colère
deux diamants purs et nus
délavés déjà d’amour défait

les tiens

* * *

je me souviens de sa main jointe à la tienne
je me souviens du fol espoir
l’outre-noir, par le chant, déjoué
ruse folle

mais elle ?
et comment du jusant
alors vous cherchiez l’échappée

* * *

puissante est la loi
vaine la requête

je me souviens de toi

à l’implacable sentence
à la tentation de la falaise
à la colère (aucun gant plus jamais retourné)
à la question

où est le paradis ?

au silence qui envahit le monde
quel répons ?

obscure mélopée
surgi de l’énigme
ton chant
dérobé

*  *  *

depuis…

retissant l’hymen,
remaillant l’absence,

jour après jour
mot après mot
de page en page
de texte en texte,

de votre nuit,
de vous, disséminées dans le noir
Eurydice

nous remontons
frêle esquif

votre halo

(le deux, est-il à ce prix ?)

M.N. (29 juin 2017)
paru dans Filigranes 96, Je peins le passage

*     « Où est le paradis ?
Ombre, toi qui a vécu,
interroge en silence »
(Rafael Alberti, Sur les anges)

Cycle

« Chaque flocon, dans la mêlée du monde.
comme frôlement de l’Autre en soi »
Claude Barrère (Filigranes N°94)

@IMG_4923

J’ai longtemps rêvé d’un texte qui pousserait sa trace à travers les paysages de la mémoire. Qui saurait dire les neiges de janvier vues du train, un monde tout de flocons qu’il y a peu encore, je traversais. Chaque cristal, chaque facette… un signe.

Appel de mémoire et quintal de plume.
Derrière la fenêtre, je l’avais cru, rêvé, espéré.

Neige 1 – Brumailles (avant)

J’ai jadis connu un chant. Comme toi, mon père, j’ai aimé un cycle.
D’une musique ancienne, j’ai chéri la mélancolie.

Ich kann zu meiner Reisen
Nicht wählen mit der Zeit
Muss selbst den Weg mir weisen
In dieser Dunkelheit (1).

Voyage d’hiver : d’une langue d’avant, d’un monde perdu – le nôtre jadis – tant d’échos, l’immobile vertige, boucles sonores sans fin rebouclées au bout du 33 tours, ton deuil creusé à même la platine du salon. Et tes yeux ?
Ce qui pique, ce qui plissait les tiens, n’était en rien la cigarette – suicidaire compagne – mais l’aiguille, sa butée obstinée aux lisières du temps, au bord de nos mémoires, de notre oubli.

Oui, à vous parents,
à votre effacement,
ce matin encore ces mots,
leur chant me relient.

Neige 2 – Flocons soudain

Vous voilà enfin, enveloppant le train, flocons de neige à saturer de lumière la campagne. Vous qui sous mes yeux dansez, de tout cela, comme d’une guigne vous vous souciez !

@P3240031Vous riez, vous vous esclaffez, vous vous cabrez. À m’étourdir, vous vous agitez. De moi-même, de l’ancien vous m’arrachez ! Cristaux qui fendez le temps, ne connaissez ni verre ni acier – nulle limite – sur ma peau vous vous posez. À de nouveaux secrets, à d’autres êtres – à quel enfoui – m’exposez-vous,  me reliez-vous ?

À la piqure du froid, premiers frissons,
forêts adolescentes d’amour et d’hiver (années d’apprentissage) ?

À la soie glacée de vos mèches, jeunes filles,
comme branches nues (à vous, délicatement m’accrocher) ?

À la page blanche réinventée.
À son mystère de souffle chaud et de buée
(d’improbables messages, sur les fenêtres, les doigts gourds,
vous imaginant, déjà j’écrivais) ?

Neige 3 – Êtes-vous seulement ?

Hier encore, signes échevelés, jaillissant, lumineux, en vain je vous attendais, parcourant les rues, longeant les berges du fleuve assoupi. Au droit de portes, aux pieds de fenêtres autrefois espérées,
je vous guettais.
Mais vous qui saturez l’espace, quelle est votre substance ? Quelle est votre durée ? Majuscules petites et grandes, capitales de la douleur,  êtes-vous seulement ?

 

Neiges 4 – Noeuds (ici)

du train à la campagne environnante
le discontinu, votre secret  
du wagon cocon au tout-monde
de l’arbre à la forêt,
l’intervalle, votre régime.
d’un être à l’autre
ce qui fait manque, fait nœud.

Neiges encore (plus tard)

quand au bout du voyage
Ô ton ultime visage
quand nos bras de l’un vers l’autre tournés
quand perdues dans le blanc, nos mains
quand tous les noms entre nous
quand tous les mots
quand échappés

toi, disséminée
égarée dans le blanc
depuis quelques temps

déjà

M.N. (paru dans Filigranes 95, Vers la surface)

(1) « Je n’ai, pour mon voyage / plus le choix du moment. / Ma voie,
seul me faut la tracer / dans cette obscurité. »
Schubert, Winterreise (sur des textes du poète Wilhelm Müller).