No trespassing

(Paru dans Filigranes N°101)

« Ce point, si petit, pourtant contient les autres points
en cendre », disait-il.
Edmond Jabès, El ou le dernier livre

à Marseille, des grilles protègent les maisons en démolition, rue d’Aubagne / Un mur entoure le chantier de la Plaine et en empêche l’accès / No trespassing avais-je lu sur un transfo, il y a peu, c’était du côté de Brooklyn

sur le chemin du sens j’ai parcouru les mondes
ceux de la nuit, ombres tremblantes qui taguent les murs
ceux du jour, leur aveuglante clarté

c’est un lieu rasséréné que j’espérais
quelque chose qui nous raccorderait à nous-mêmes
un voile chaud posé vers le soir sur notre désir de consonance

sur le chemin du sens j’ai questionné ce qui s’encode
mais de ces fils que je voulais nouer,
de ces sillons dont le temps a raviné les peaux
ce que les rêves en restituent est si peu
ce qui peut se dire de nos vies, si décharné

et j’ai rêvé de vous, la chaleur de vos corps,
vos parfums m’envahissant, et j’ai rêvé d’un manque
il se reconfigurait

et de toi encore, ta parole comme une flambée,
non morire mai, « ne mourirai plus », avais-je décidé de croire,

et j’ai lu comme un enfant le phylactère,
bulle échappée de tes lèvres sous l’arche à l’entrée de la ville
à Ravenne alors que
mosaïque défaite
vers le ciel déjà tu t’échappais

de point en point, de jour en nuit, en jour, en nuit
nous voyageons sans bagage
chiens sans maître, nous passons et repassons les frontières,
sautons les barrières, enjambons les ponts

mais quand dans la pâleur des petits matins
s’ouvrent nos yeux,
quand ce que nous voudrions reconstruire nous
le savons perdu déjà,
quand ce que nous en comprenons n’est plus que
poussière virvoltant dans le vent,
quand en nous cette disjonction,
ce passer outre, ce trépas…

le point est une camisole,
à petit feu s’y consument les rêves

herses de Macédoine, aciers de Tijuana, bétons de Gaza,
barbelés des camps, mitans du monde, écrans et vidéos,
vous qui nous soustrayez à nous-mêmes
clôtures, biométries, empreintes,
vous qui feignez de réunir mais raboutez seulement,
signes qui affleurez aux pierres mais vous dérobez

 

de quoi êtes-vous le nom ?

« la dissonance préservée, seule retiendra-t-elle
en son sein, ce qui en nous est
faim sans fin ? » répondis-je.

M.N. (mai 2019)