« Je me dis alors que ce désordre et ce dilemme,
mis à jour par l’envie d’écrire sur la Photographie
reflétait bien une sorte d’inconfort que j’avais toujours connu :
d’être balloté entre deux langages… »
Roland Barthes, La Chambre claire (Gallimard / Seuil)
Pour O.
Accroc à la photo ?
Vous les prenez. Vous les rangez. Avec soin, vous les archivez. Vous avez le goût de l’exactitude : le lieu, le mois, l’année. Vous pourriez y ajouter quelques informations sur l’appareil, sur ses réglages, mais vous ne le faites pas. Vous préférez un nom, une activité : chez J., anniversaire de B., voyage à Z.
Vous les retouchez, dites-vous. Vous éclaircissez, vous cherchez la netteté. Ou pas. Vous aimez le flou aussi, la vue volée à très grande vitesse à travers la vitre du train. La prise acrobatique derrière les essuies glace. C’était dans la descente de Vizille, non, c’était du côté de Sète. Il pleuvait ce jour-là et votre regard se délavait. Non, le Mistral, la Tramontane s’étaient levés aiguisant les couleurs entre vigne et montagne, non loin des étangs.
Il arrive que vous vous immobilisiez. Sur le chemin des douaniers, vous êtes en arrêt devant un rocher. Vous laissez passer les promeneurs et soudain vous dégainer. Le doigt sur le déclencheur, vous captez, vous saisissez, vous mémorisez. Vous avez vu. Vous l’avez eue.
Votre rêve, dites-vous, ce serait un bon appareil. Un très bon appareil, ni trop petit, ni trop grand, ni trop lourd. Un boîtier qui n’aurait que des qualités, une batterie toujours pleine, une mémoire toujours vive, un déclencheur rapide, une mise au point immédiate et parfaite.
Régulièrement, vous revisitez vos albums. Vous vous extasiez, vous exécrez. Vous décidez de trier. Vous vous souvenez. Vous vous étonnez. Vous imaginez des collections. Les quatre saisons de C.. La terrasse, matin, midi et soir. Métamorphoses de Z et Z. Bouquets d’anniversaires. C., de l’enfance à l’adolescence. P. à un âge déjà avancé. Le jardin tropical de D. Oiseaux, fleurs, sous-bois, après le passage du jardinier.
Les nuages sont vos amis. Le soleil, vous l’aimez quand il se cache. Il feint l’absence, mais vous le savez là. Sans lui pas de photographie. Il fait loi. Il éblouit et vous le voulez dans votre dos. Il disparaît à l’horizon, vous voulez le retenir, derrière les maisons lointaines, de l’autre côté de la baie, au-delà des hôtels, là où l’avion de Paris trace dans le ciel avant de disparaître sur la gauche, laissant l’île dans sa mélancolie et son désir d’ailleurs.
Vous adorez la technique. Vous pensez qu’elle doit vous aider. Le logiciel vous ravit. Vous aimez le voir tourner et retourner les vues, en extraire les visages, les assembler comme pour un film. Vous fréquentez les photographes. Vous admirez leurs réflexes. Vous vous étonnez qu’à l’heure du numérique, B. fasse ses tirages au platine et palladium. Vous lui enviez la netteté de la feuille de bananier.
Vous allez au musée. Après son tour de France, Raymond D. expose à la TGB ses travaux réalisés à la chambre. Vous êtes en arrêt devant un petit restaurant savoyard. En Arles, H. présente ses Polaroïd™. Vous aviez aussi un appareil de ce genre. Georges S., lors d’un fameux voyage en Afrique, a réalisé toutes sortes de reportages : des ports, des bateaux, des amantes, de très jeunes filles. Vous le saviez écrivain à succès, vous le découvrez reporter, vous l’enviez. L’autre s’appelait Wee Gee. Photographe de presse, branché illégalement sur la fréquence de la police, le type flashait les visages et les corps des assassinés avant même l’arrivée du FBI. « Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table / Quelqu’un lui avait coincé entre les dents / un aster couleur de lilas chair et d’ombre ». Morgue, Gottfried Benn. Quant à Victor S. qui, sur pellicule en noir et blanc, a rapporté de Chine d’innombrables vues de la campagne du début du 20ème, aujourd’hui encore les Chinois lui en sont infiniment reconnaissants.
Vous êtes soucieuse des limites. Vous voulez préserver l’intimité. Vous n’êtes pas intrusive. Le visage de l’autre est un espace-temps que lui seul est autorisé à arpenter. Vous savez d’intuition que les roches parlent bien mieux de nous que nous ne le faisons nous-mêmes. Pour peu que nous les scrutions. Pour peu que nous sachions les capter et les lire. Pour que, de veine en veine, de concrétion en concrétion, dans les linéaments, nous sachions reconnaître nos rivières souterraines, le réseau de nos espoirs enfouis, ce qui nous relie à l’humain éternel, ou presque.
Ou presque, car à vos yeux, ne sont irréprochables que les photos des autres. Les vôtres ont pourtant cette imperfection substantielle qui nous les font aimer. À l’image du photographe qui sur le vif les a volées, elles sont ou pâlichonnes ou trop vives ou « malheureusement », comme vous dites, « bougées ». Vous n’aimez pas la pose. Elles non plus. C’est la vitesse, la saisie, comme on le dit d’un viande « saisie », qui vous sied.
Puis, de retour devant votre écran, vous vous laissez séduire par les formes et les structures que vos prises révèlent. Les photos rassurent sur le devenir du monde. Elles témoignent d’un ordre à nul autre pareil : la régularité d’un alignement, l’équilibre d’une composition, la justesse d’une proportion, le rapport parfait entre un objet et son écrin. Elles recèlent tout cela. Elles le dérobent au tout venant car elles ne se laissent voir qu’appareillées.
Mais cet ordre en cache un autre, plus secret encore. Les photos sidèrent et inquiètent. Ici ont séjourné des géants. Là-bas, à la nuit tombée, des animaux fabuleux sortent des sous-bois. Les arbres tutoient le ciel. Indifférents au danger, les escargots s’exposent. Le mythe n’est jamais loin. Toujours la photo parle d’éternité. Elle le fait dans l’instant. Elle est suspension, artifice technique, artefact auquel vous consentez. Car ce monde que nous parcourons, c’est lui qui nous possède quand nous croyons prendre.
M.N. (2010)
(Ce texte accompagne « Saisons d’émancipation »)