« Quand nous serons au bout de ce que l’on pourra
Quand nous serons au bout de ce qui ne meurt pas
Dis-moi ce qui viendra
Et le temps, le temps qu’il fera … »
I Muvrini, Chì tempu farà
(de numéro en numéro,
parcourant l’archive jusqu’à hier)
Dis-moi que la vie continue, dis-moi que demain est un autre jour.
Redis-moi les langues d’avant, redis-moi les eaux du Nord, les jardins de l’enfance. Relis-moi l’Un, la fusion, l’indistinct.
Je buvais à vos bouches et je n’en savais rien. Dis-moi ce que j’y ai appris, rappelle-moi l’attachement et le gouffre qui trop tôt s’ouvrit. Les traits de nos mères, écrits dans le ciel, si peu les voient. Dans les sphères hautes, ils poussent les vents. Leurs formes et leurs contours, rappelle-les, dessine les pour moi mais ne l’appelle pas, elle est si loin déjà…
fragments (…) morceaux de rêves pris dans un coin (…) l’ombilic du texte
Au détour des années 80, avec toi, quand le deux advint, Ô quand les signes se dédoublèrent, Ô quand les yeux s’ouvrirent, Ô quand vint le temps des musées, celui des livres, des écritures, quand les maisons de Hopper, les tapis de Klee, quand le petit mur jaune de Van Gogh, quand tout ce que nous n’avions encore jamais vu, jamais lu, jamais pris entre nos doigts, quand tout était signe déjà…
folies plurielles (…) presque l’infini (…) comme si, même si
D’hier encore, de nos travaux, rappelle-moi les jours. Mais aussi, parle-moi de la nuit. Dis-moi les mots – nos ailes si souvent s’y brûlaient – dis-moi le corps, dis-moi la lettre. Dis-moi que cela a existé. Sois précise, je te prie, mais point trop ne le sois. Nous naissions au poème, au récit. Nul souffle plus chaud sur nos peaux que celui de nous traduire le différent. Il nous fondait…
corps palimpsestes (…) preuves obstinées (…) entre-deux
Reparle-moi des heures, redis-moi les mondes qui naissaient sous nos yeux. Dis-moi les articles, les textes, mais surtout, je te prie, n’en dis rien de plus. La suite, seuls, la connaissons.
La poche qui nous unit, son liquide, son enveloppe, sa peau, un jour, s’ouvrit, se répandit, nous sépara. De cette vérité qui émerge, de cette serpe qui tranche et coupe le lien, quel est le nom ?
Tapi dans l’ombre des pins et des cyprès, au grand midi, de ce qui fut Sud un jour, tout palpite encore.
Alors, aide-moi. Gardons mémoire. Portons-la. Transportons-la. Retenons-la. Si son lieu se nomme page, déposons-la. Elle est de mer et de collines, de cailloux au bord des chemins. Elle est de
garrigue, de sables et de galets. S’il arrive qu’elle blesse encore, si souvent déjà elle fuit entre nos doigts.
Mais il est aussi un cap. Il surplombe la mer. Non loin d’ici, au plus près de ton absence. Étrange est son nom : Canaille. Dans la baie, Ô ta voix résonne dans le soir comme froissement de soie, foulards flottant au bon vouloir des vents…
Passer outre (…) nouvelles bouteilles à la mer (…) si rien de radical n’advient (…)
Demain, à notre porte. Toi, à mes côtés qui te tiens, dis-moi qu’un nouveau monde attend. Dis-moi que deux et deux, et encore deux, et quatre, font dix, font mille. Dis-moi que de nouvelles eaux abondent celles d’avant. Dessine-moi le trois – impair, passe et manque -. Dessine-moi le cent. Dis-moi qu’à compter ensemble, encore, nous prendrons le temps.
Et encore, parle-moi. Dis-moi le jardin. Dis-moi les fruits. Ils envahissent les coeurs. Ils tachent les dents. Ils sont de sève et de sang.
Des langues enfouies se lèvent dans nos bouches, des voyageurs nouveaux accostent. D’autres rivages appellent. Vivre et survivre, et désirer si fort.
Quelle est notre demeure ? Tout se cumule. De nos additions, nous grandissions. De nos disséminations, le jour viendra où nous nous échapperons. Ne me dis rien. Je le sais, mais redis-le-moi quand même. Chuchote-le à mon oreille, car toi aussi tu le sais. Depuis si longtemps déjà.
Et puis, redis-moi… le temps qu’il fera.
Je cherche encore ton nom,
la forme de ta lettre,
de ton ascendance, la source.
Je les connais pourtant, mais toi ? Toi ?
M.N. (Paru dans Filigranes N°99 Vers le cent