La nuit venue
(MN. paru dans Filigranes 104, Pas de danses)
« N’entendez-vous donc rien ? N’entendez-vous donc pas (…) cette voix qu’on appelle d’ordinaire le silence ? » Georg Büchner*
Les fantômes qui traversent nos jours sont invisibles, égarés parfois, certains si blancs,
si pâles. À pas feutrés ils dansent à nos côtés là où se croisent les mondes.
Ce sont fragments d’opacité égarés à la lumière.
Ils nous côtoient et nous ne les voyons pas.
Vers le soir ils nous reviennent. Quand le jour s’en va. Quand jaillie de nos boites à musique, de nos écrans, des pages que nos yeux sillonnent, leur présence nous envahit. Quand leur souffle nous surprend. Quand leur piqûre mélancolique et douce nous aiguillonne. Quand vivre en vérité vaut. Quand, en leur compagnie vers l’autre scène, nous-mêmes pleins d’espoirs, nous avançons…
Alors, pour notre grand bonheur, ils piquent vers le sol, l’effleurent et redécollent.
D’ouate et de satin rose, de jambe fine, ils sont. Ils se font rubans attachés aux chevilles, polychromes phylactères, signes échappés de quelle mémoire,
surgis on ne sait d’où, virevoltant tout autour.
Ils se font sarabande. Ils emplissent l’espace, font frissonner les plis et les tentures
où nous nous préservions. Ils ressoudent. Ils rouvrent à nos mémoires des pages
offertes au désir. Flux et reflux.
Ils froissent et défroissent les paroles où, il y a peu encore, nous nous croyions.
Leurs voiles gonflent. La houle monte. C’est charivari que cela, où s’accommode
ce qui va puis vient, ce qui voyage et puis repart.
Ils sont femmes, ils sont hommes, ils sont enfants, ils sont l’incomplétude en nous
par la nuit fécondée.
et c’est ton image mère qui s’est tue
c’est toi mon enfant né ce jour entre les roses
ce sont mes bras où je te tiens
et c’est un lac de Bavière sombre et si beau,
c’est ton regard femme sur ma peau et moi
qui tremble au soleil d’été
c’est le deux en nous comme une clef,
comme un trèfle qui attend
et c’est un vaste étang tout près de la mer et
l’annonce d’un départ
c’est un train dans la nuit
c’est un visage fendu dans le matin blême
c’est l’éphémère
c’est ton image dans l’eau ce matin sur le chemin des collines,
c’est son miroitement furtif
ce sont les voix perdues, elles ne sont plus les vôtres
ce sont tant d’airs chansons et ritournelles où je m’abreuve
tant de langues où dans l’insu je me perds
là où rouillent et s’éraillent et renaissent
toutes nos joies, toutes nos peines
c’est le frisson qui me pénètre
où je t’ai déposée
c’est l’amie si chère qui nous relie,
son visage et son rire
ce sont des fils qui se croisent,
c’est le mélange des peaux où nous sommes faisceau
c’est l’archipel où, d’île en île, nous naviguons
c’est…
(MN. paru dans Filigranes 104, Pas de danses)
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