Déjeuner de couleur

Déjeuner de couleur

Un conte de fin d’été à la manière d’Éric Rohmer

Pour O.Z.

 

« Il y a toujours chez Klee une dimension sémantique irréductible à un sens clair, univoque, comme un langage crypté que la raison ne saurait percer à l’aide de ses méthodes de déchiffrement »[1]

 

Le drapeau de la plage était vert. Le banc, sur lequel j’étais assis, céruléen mais le second, juste un peu plus loin, d’un jaune cinglant fort éloigné du proustien tableau de Delft et de la recherche d’un temps perdu. Le mien l’était presque, les vacances allaient vers leur fin. Un parapet de béton blanc découpait la plage sous mes yeux en facettes carrées. Au fond de la petite baie, planté sur la mer, le zodiac était grenat, la bouée orange sur l’eau grise par laquelle l’esquif tenait par le fond. Rien que d’ordinaire.

Dans son Traité des couleurs, Goethe en plein classicisme (on le croit pré-romantique mais on confond souvent les périodes littéraires entre les pays), Goethe donc vers 1810 évoquait déjà l’effet physico-moral de la couleur. Pourquoi le jaune produit-il une impression de gaieté, le bleu ou le mauve un sentiment de tristesse ? Et que penser, me dis-je, de l’écarlate tonitruant des manifs à Marseille cours Lieutaud les jours dits de révolution et, à l’inverse, de la fadeur d’un gris qui désespérait mes télés d’enfance à l’heure des mires de l’Eurovision. Ce découragement, je ne le ressentais pas plus tard qu’hier en fin d’après-midi alors qu’un rideau de bruines bretonnes, un crachin diaphane, traversaient le paysage.

Mais aujourd’hui le beau fixe est de retour. Le temps est redevenu celui d’une fin d’août en Bretagne du nord. Un camaïeu de tesselles façon aquarelle à la manière du peintre bernois se dessine dans le paysage de l’autre côté de la rambarde. Du côté nord de la plage se découpent quelques maisons de riches propriétaires, tantôt terre-neuviens d’esprit et navigateurs aux longs cours, tantôt généraux ou fonctionnaires façon Duras de l’époque coloniale. Barrage contre le Pacifique, était avec Ti Jean l’Horizon en effet les seuls livres que quelques jours plus tôt j’avais découvert dans un placard de ma turne de vacancier.

Dans les jardins de ces riches demeures, les bignones orange, jeunes fille pudiques, disséminées parmi les palmiers dans le vert les collines avoisinantes ne sont ce matin que calme, luxe et discrète volupté tandis que je passe et repasse un fil d’écriture noir d’un carré à l’autre que la rambarde d’un pisseux béton gris dessine sous mes yeux.

Quelques rochers indolents somnolent non loin des baigneurs. Négligemment posés sur la plage à l’initiative de quelque main divine, ceints de galets gris et roses façon Leroy-Merlin, des éclats de météorites tombés du ciel aux temps d’immémoriaux malströms. Devant eux, face à eux, confiné en écriture de bord de mer, je vais, je viens. Je ne suis que passage, touriste esseulé, encombré de sa serviette de bain perdue dans son sac couleur sable, à la rechercher de son ambre solaire, de ses lunettes et de sa casquette à rayures rouge, jaune, bleu à planter sur son crane qu’il aimerait halé pour impressionner les autres à son retour.

Enfant, je rêvais de déchiffrer les lettres à l’encre sympathique de Napoléon à Joséphine, plus tard le journal de Raspoutine et d’en écrire moi-même d’invisibles destinés à quelques copains de classe.

Ce soir – douce légèreté – je décode une dernière fois le langage crypté de l’océan malouain, l’infini maritime toujours recommencé, en quête de l’effet physico-moral des couleurs imaginées par un auteur d’un autre temps.

Michel Neumayer, St Quay-Portrieux, aôut 22

Proposé à Filigranes, Le chêne et le roseau

[1] Stéphane Lambert, Paul Klee, jusqu’au fond de l’avenir. (Arléa, 2021)