Cela

« Rien, au fond, ne compte que de découvrir un univers secret et invisible ou que d’être, à tout le moins, autorisé à y frapper… » Nelly Sachs

Image et sens, droit au cerveau, prennent l’âme, émeuvent aux larmes. Quoi de plus proche et de plus lointain en même temps ? Connaître à travers un mur de verre, sans jamais s’approcher, parce qu’on n’en a pas le droit, parce que cela, cette histoire leur appartient. Ils nous en tiennent à l’écart. Avec raison, ils nous épargnent l’enfer. Point aveugle de notre relation. Savoir, de source sûre et tutélaire que cela eût lieu. N’avoir pas le droit d’en parler. Cela, quand on ne l’a pas vécu, on ne peut qu’éluder, détourner l’attention du lecteur et la sienne propre par une pirouette, une plaisanterie, un textelet (comme on dit d’un roitelet, prince sans majesté). Un manteau de cendres et de froid a tout recouvert.
Peut-être, un jour, oserons-nous en soulever un coin, très vite,
avec l’intuition d’y avoir rendez-vous avec le mal absolu.

Odette Neumayer
Filigranes N°76 « Tapis de la mémoire » (2010)

Transaction

Tout se passe à table. Une toute petite table qui ne paye pas de mine, qui rapproche au lieu d’éloigner, car il s’agit d’accumuler l’inappréciable confiance, de la déposer sur un mince plateau de velours noir.
Le sel de la terre achève là son périple, dépouillé de sa gangue, lavé de sa sueur.
Le secret de famille, le cadeau d’amour, l’inestimable, le ruineux, aboutissent là, se font lorgner, peser, repousser, poser et reposer.
C’est un jeu qui se joue à deux. Plus, ce serait trop !
Les choses se préciseront dans l’après-coup, quand l’un des deux aura quitté, que le dialogue aura eu lieu, parlant de l’écart entre ce qui doit être accompli, comment il peut l’être, pourquoi il l’a été ? Un échange s’est produit, générateur d’énergie, de larmes peut-être, de projet et de soulagement.
Ce n’est pas le travail de la terre, et pourtant !

Odette Neumayer
Filigranes  N° 70 « Mondes industrieux » (2009)

La mise en patrimoine (extrait du master en ergologie)

par Odette Neumayer

Mise en patrimoine / Mise en mémoire

« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » Cette citation de René Char, Hannah Arendt la reprend ainsi…  » Le testament, qui dit à l’héritier ce qui sera légitimement sien, assigne un passé à l’avenir. Sans testament ou, pour élucider la métaphore, sans tradition -qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur- il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assignée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle biologique des êtres vivants. »

Nous voyons dans ces lignes combien la question dépasse le seul cadre universitaire et possède une dimension anthropologique et historique « … les hommes, dès l’enfance s’informent dans le patrimoine universel, s’individuent au cours des expériences sociales que la vie leur propose, cela ne peut être sans conséquences profondes sur la question de la connaissance des sujets singuliers ainsi formés. » Yves Schwartz (in « Je/sur l’individualité ») p.194

Vouloir éviter la perte de l’objet, n’est-ce pas être conscient de sa valeur ou du moins, lui accorder une certaine valeur sur l’échelle des nôtres ?

*  *  *

Le patrimoine : définitions

Avant toute recherche thématique sur des notions telles que professionnalité, identité, opérationnalité, s’impose la réflexion sur le concept même de « mise en patrimoine ».

Qu’entend-on par « patrimoine » dans le sens commun?

Le Larousse propose: « Patrimoine: ensemble des biens de famille reçus en héritage. Ensemble des biens, des droits et des charges d’une personne. Masse de biens et de dettes trouvant sa cohérence dans une destination commune. (Biologie) Synonyme de génotype. Bien commun d’une collectivité, d’un groupe humain, de l’humanité considéré comme un héritage transmis par les ancêtres. »

Le Robert: « Patrimoine: ‘héritage du père’; biens que l’on a hérités de ses ascendants (V. Fortune, héritage, propriété); en droit: ensemble des droits et des charges d’une personne, appréciables en argent; ce qui est considéré comme un bien propre; (biol.) ensemble des caractères hérités. »

« Hériter = recueillir la possession, l’usage, la jouissance de quelque chose (terre, rites, symboles) »

La notion de patrimoine renvoie à celle de groupe, de lignée, de succession de générations, de filiation. Elle implique l’idée d’accumulation ou de dilapidation de richesses. Elle s’appuie sur une transmission. Elle comporte deux aspects antagoniques: jouissance et obligation, droits et devoirs. De ce point de vue, on peut parler de patrimoine à propose de l’A.P.S.T.

En revanche, elle échappe à notre champ d’étude dans ses références à la notion de famille, de succession, à la dimension « palpable » des biens, à la biologie.

Perçue de manière plus intuitive, cette notion, appliquée à l’A.P.S.T. évoque l’existence d’un territoire aux contours balisés par des personnes (enseignants, étudiants actuels et anciens, chercheurs), par des écrits (livres publiés chez les éditeurs, articles de revues, études diverses et nombreuses, etc.), par des lieux (quelques pièces au 6ème étage de l’Université II de Provence, par un fonds de livres mis à disposition).

Une activité spécifique : mettre en patrimoine

 Distinguons maintenant le patrimoine existant dont nous parlons ci-dessus de l’activité de mise en patrimoine. C’est cette dernière que nous allons étudier dans la suite de notre mémoire.

Mettre en patrimoine c’est à la fois accumuler des richesses et les rendre actives par un travail constant et conscientisé. Pour l’A.P.S.T. chaque mémoire, chaque article, chaque cours, chaque intervention ou recherche contribue à l’élargissement et au retravail de ce capital.

Mettre en patrimoine, c’est fabriquer de la mémoire, pour s’abstraire de l’objet sans le perdre réellement » (Daniel Sibony).

La mise en patrimoine
comporte une dimension historique

Par la « mise en patrimoine » s’exprime la volonté de trouver du commun dans le singulier, de thésauriser, d’engranger pour les générations à venir, de fixer des repères, des références, même temporaires, même provisoires. Il y a là comme un désir de maîtriser le temps, de créer l’événement par le récit des événements, car toute société, où ce travail de mise en patrimoine n’aurait pas été fait seraient privés de leur histoire. Toute institution a besoin que soient disponibles ses moments et ses documents fondateurs et que soient marquées les étapes de son évolution, afin de mettre de l’ordre pour pouvoir transférer et produire à nouveau.

La mise en patrimoine ouvre sur la question de la transmission. Mais celle-ci s’opère ici sur de l’immatériel, du conceptuel. Transmettre cela, oui mais comment? Qui est disposé à recevoir, qui décidera de faire sien l’héritage? Qui acceptera les conditions de la transmission: on ne transmet bien que ce qu’on est prêt à abandonner !

La mise en patrimoine
comporte une dimension langagière et symbolique

En distinguant le patrimoine de l’activité de mise en patrimoine, nous mettons l’accent sur la nécessité de la mise en mots de ce « savoir informulé » dont parle Daniel Faïta à propos des travailleurs en entreprise. « Si ce savoir demeure informulé, ce n’est pas pour cause d’inaptitude des travailleurs intéressés à maîtriser le discours scientifique, mais parce qu’en raison de sa nature il résiste encore à la formalisation et, par conséquent, à la mise en mots ». (« L’Homme Producteur » p.171)

Transposons à la formation. Ici aussi une part de l’expérience – pendant la formation, mais aussi après la formation – reste informulée. Point tant « par nature » que parce que ces choses ne font pas partie de ce qui se dit d’habitude d’une formation: pourquoi et comment le sujet a choisi telle formation, comment celle-ci s’est déroulée, quel usage il a pu en faire à son retour dans le monde du travail. Ces thèmes de réflexion qui semblent anecdotiques par comparaison avec ce qu’on appelle contenu proprement dit de la formation (les modules par ex.) conditionnent pourtant l’opérativité de celle-ci. La mise en patrimoine, ici discours sur la formation, parce qu’elle suppose le passage par les mots, devient un outil de dépassement du passé, peut-être au service d’une stratégie d’action.

La mise en mots, activité créatrice de structures mentales nouvelles, est un moyen de développement, de transformation pour ceux qui parlent ou écrivent leur expérience. La décision de mettre en patrimoine, c’est aussi l’occasion de faire advenir par le langage des éléments de son identité, de ses appartenances, de son image, d’avoir une meilleure perception des autres puisqu’on se perçoit mieux soi-même, de réinventer ses normes.

Cependant l’activité de mise en patrimoine ne peut se satisfaire de rester spontanée. Elle nécessite une volonté partagée, un projet, des dispositifs, des cadres, des conventions, des retours réflexifs. Elle est un travail.

Le patrimoine est comme un stock que chacun, non seulement alimente de son discours, mais encore contribue à structurer, à retravailler. Il y a donc accumulation de paroles, de documents, d’écrits relatifs à l’expérience d’A.P.S.T. Progressivement se constitue comme une « banque de données » qui demande à être pensée dans la perspective d’une mise à disposition, d’une lisibilité pour d’éventuels usagers qui y auraient recours.

Le patrimoine sera d’autant plus vivant qu’il sera activé, c’est-à-dire manipulé, interrogé, travaillé, lu et interprété par les « héritiers ». Ceci n’est pas sans nous rappeler certaine fable de Jean de la Fontaine: « … un trésor est caché dedans, je n’en sais pas l’endroit mais un peu de courage vous le fera trouver. » Mais que peut-on (ou veut-on) assumer comme héritage? Que sait-on de l’héritage pour pouvoir accepter le statut d’héritier ?

La mise en patrimoine
et la dimension du travail

C’est autour du travail et de l’activité de travail dans leurs aspects anthropologiques et philosophiques que se constitue le patrimoine A.P.S.T.

En effet, « la mise en patrimoine, n’est-elle pas inhérente à la démarche même de l’A.P.S.T. qui est tendue à poser un regard théorique sur des pratiques, à faire remonter des pratiques, des connaissances théoriques. » (Jacques Broda). Par la parole, c’est une partie du travail invisible et du rapport des sujets à leur travail qui émerge.

La mise en patrimoine
et la dimension du sens

Mise en patrimoine et production de sens sont deux pôles en tension. « Le destinataire est significatif du sens lui-même » (Jacques Broda). Comment, à quel moment, sous l’effet de quel événement, de quels encouragements, de quelle analyse réflexive, chaque étudiant, chaque enseignant, chaque intervenant à l’A.P.S.T., à la fois destinateur et destinataire, prend-il conscience d’oeuvrer à une mise en patrimoine c’est-à-dire d’en construire le sens?

Le travail du sens est une activité de liaison, de re-connaissance, de retrouvailles avec une expérience recouverte par le quotidien.

Le travail du sens est une activité de discrimination. En qualifiant, en marquant, en nommant, on cerne d’un trait ce qui vaut d’être élevé au rang de patrimoine. Jouissance d’inscrire les traces d’une histoire, de marquer des points contre l’inconnu!

Mais a contrario, au nom de quoi donner une valeur, décider du bon et du mauvais, de ce qui est « à garder » et à « à écarter »! En fonction de quelles raisons majeures, de quels projets, de quel mandat ferait-on tel ou tel choix? Que doit-on sauver de l’éphémère?

« Le sens est plus dans le jeu qui le fait naître et dans la façon dont on le cherche et dont on le fait surgir que dans la structure qui le conditionne ». (Roland BARTHES)

*  *  *

La formalisation

 

Pour être opératoire, il nous faut savoir en quoi consiste l’action de mettre en patrimoine, comment elle s’opère et sur quoi.

Nous savons que l’expérience se transforme en patrimoine si elle est formalisée, mais « le rapport de l’expérience au langage est le lieu d’un problème » (Yves Schwartz). C’est ce lieu et ce problème que nous voulons étudier. Associer mise en patrimoine et formalisation donne à cette dernière une dimension collective qui dépasse nécessairement une action individuelle voire solitaire.

Formalisation de l’expérience de formation :
qu’est-ce que formaliser ?

Tout le monde s’accorde sur la nécessité d’une formalisation, et sur le fait qu’elle existe déjà sous différents aspects.

La formation est un moment qui se prête particulièrement à la formalisation, soit que celle-ci se concrétise dans des rapports, mémoires, examens; soit qu’elle se dise au cours de discussions informelles pendant ou en marge de la formation.

Les rencontres post-formation dans des associations du type APRIT, A.P.S.T. -Contacts ou autre sont elles aussi des moments de formalisation.

A plusieurs reprises, Yves Schwartz dans sa thèse aborde la question à propos de l’expérience des travailleurs. Formaliser une situation est une activité linguistique qui « suppose un point de passage entre le concret et l’abstrait ». « … ou encore, formaliser, ce serait bien redécouvrir » (« Expérience et Connaissance du travail » Chap. 8 page 212)

La formalisation répond à un besoin « d’élaborer des outils conceptuels théoriques et méthodologiques capables d’articuler entre eux des savoirs et de les intégrer ». En tant qu’interaction, la formalisation n’est-elle pas volonté de « co-construction d’espaces communs » comme le dit Claude Chabrol à propos de « L’interaction et ses modèles » (Connexions N°57/1991-1).

Si c’est le cas, formaliser implique un dispositif de formalisation lié à

  • * l’idée de dialogie/ de destinataire / « d’interlocuteur sachant ou significatif » (N.Roelens, citée par Broda)
  • * l’idée d’interaction / compétence interactionnelle, c’est-à-dire « capacité à reconnaître, recevoir, traiter et créer des processus de communication » (A.V.Cicourel, « La sociologie cognitive », p.223, cité par Cl.Chabrol)
  • * l’idée de parité qui nous interroge, lors de la rédaction de ce mémoire, sur notre double statut d’acteurs et d’observateurs de l’A.P.S.T.

Les effets de notre statut de salariés-étudiants

Le fait d’être nous-mêmes impliqués dans le cursus de formation que notre mémoire se propose partiellement d’éclairer a présenté les avantages suivants:

Nous avons bénéficié d’un statut d’intériorité lié à « la place de pair », occupée par nous; c’est en effet à parité que nous avons réalisé les entretiens avec les anciens ou les nouveaux de l’A.P.S.T. Nous référant à l’article de Jacques Broda « Autour du lien savant », nous pouvons dire que ce n’est pas en tant que sociologues que nous « avons visé une co-construction des savoirs sur la formation », mais en tant que pairs, entre « hommes (et femmes) sachants ». De même, pour poursuivre la comparaison, la « connivence » dans une relation pourtant courte (1h30), la durée de l’entretien, venait du sentiment d’avoir vécu en des temps ou des lieux différents (ou dans les mêmes temps et lieux) des choses identiques sinon communes.

Sentiment diffus d’avoir des pans d’histoire en commun et de partager un patrimoine qui ne demande qu’à être retravaillé par tous.

Mais il nous revenait également d’aborder de manière critique et aussi réflexive que possible un objet d’étude où nous étions partie prenante, et de rompre avec notre subjectivité.

C’est ainsi que nous avons été conduits à rechercher ou à imaginer des cadres, des grilles de lecture, nous permettant de penser notre propre expérience, mais aussi de passer du particulier au général, en un mot, d’introduire « la distance épistémique » nécessaire pour aller « d’une heuristique expérientielle, c’est-à-dire une réflexion favorisant l’invention d’idées et de solutions neuves, à partir de l’expérience personnelle«  vers l’établissement et / ou le renforcement d’un « lien social, où le désir et le plaisir de transmettre (re)signifie la rencontre des hommes autour des savoirs à (re)élaborer … » (Jacques Broda).

La formalisation entre spontanéisme et réflexivité

Le travail de formalisation peut choisir des formes variées. Cependant, on peut se demander comment s’opère ou pourrait s’opérer le passage de formes spontanées de formalisation à des formes « raisonnées » qui seraient garantes de plus de scientificité.

Par exemple, les formes spontanées du récit de vie sont-elles adéquates à l’investigation du réel et à ce qu’il y aurait à dire de l’expérience ou à ce que l’expérience aurait à dire?

L’exigence de qualité, ici de scientificité, n’implique-t-elle pas pour celui qui raconte la mise à distance et l’identification des formes et des contenus: pertinence des éléments du discours et des modalités choisies pour le discours.

Un bref retour sur la mise en patrimoine

Entre formalisation et mise en patrimoine s’intercale la notion de communication. De la parole à l’écoute, nous nous trouvons confrontés à la nécessité de rendre compte de deux aspects spécifique de notre objet d’étude: la mise en lumière de mécanismes liés à la production (le récit et l’analyse de l’expérience) et à la réception (le travail du sens, donc de formalisation qu’opère à son tour l’auditeur / lecteur).

Le souci de rigueur scientifique concerne donc autant l’analyse du travail de mise en patrimoine / formalisation, que les conditions de la lecture, c’est-à-dire les grilles.

C’est pourquoi nous avons été attentive à la fois

  • à la mise en intrigue:

« Entre vivre et raconter, un écart, si infime soit-il, se creuse. La vie est vécue, l’histoire est racontée ». (Paul Ricoeur, « Du texte à l’action », p.15), ce qui implique sélection d’événements, travail du récit, et du temps.

  • au travail de jugement (attribution de valeurs, classements, hiérarchisation, le doute, l’espoir, l’expectative), à la mise en place une cohérence: construction de systèmes explicatifs et de « causalités après-coup », aux positionnements qui en résultent (eux, moi, nous / l’auto-socio-positionnement, retour sur soi) qui concernent la production.
  • aux grilles de lecture que chaque témoignage nous incitait à utiliser: l’analyse structurale du récit (schéma actanciel du conte) dans un cas, le rapport au savoir dans un autre, l’usage des concepts dans un troisième, le thème du retour dans un autre encore. Travail d’interprétation qui alimenterait un troisième pôle: l’agir, c’est-à-dire les possibles implications et conséquences de ce qui précède sur la manière de concevoir les enseignements futurs, la post-formation, etc.

« Le sens n’étant pas dans les choses ni seulement dans l’esprit puisqu’il n’est qu’un découpage particulier des choses, ne peut être que dans le point de vue qui fait exister des fragments du devenir comme configurations singulières. Il faut un choix, une « sélection » pour faire émerger de l’infini des segments individualisés ». (Yves Schwartz)

*  *  *

La dialectique formation / professionnalité

 

Nous avons dit dans l’introduction que la professionnalité serait le fil rouge de notre travail sur la mise en patrimoine dans le contexte de formation A.P.S.T.

Ce mot serait à situer dans un réseau d’autres mots comme:

  • * métier, profession,
  • * professionnalisme, professionnalisation
  • * qualification / compétences
  • * carrière
  • * expertise, expérience, maîtrise.

Le concept nous a paru fécond pour envisager la question des débouchés de la formation A.P.S.T. pour les étudiants, ou du retour sur le terrain de l’entreprise dans le cas des salariés.

Dans une première définition, nous dirons que la professionnalité d’un opérateur renvoie à une recherche de qualité, moins sous la forme d’une addition de compétences que sous l’angle de la conscience qu’il en a. Ce sont donc les traces de ce désir de qualité que nous tenterons de cerner dans les entretiens.

Mais par le concept de professionnalité, nous désignerons aussi l’influence de cette conscientisation sur l’activité de travail: une distance plus grande entre l’opérateur et son travail, la capacité à résoudre les questions rencontrées à l’aide de et en référence à des systèmes conceptuels diversifiés.

La professionnalité serait une méta-compétence qui consisterait à fonder, entretenir, développer, analyser, mettre en relation, en un mot: comprendre ses compétences et celles des autres personnes de son environnement.

La professionnalité serait donc pluridisciplinaire et supposerait de connaître et reconnaître sa position dans son champ professionnel, les marges de manoeuvre dont on dispose, les frontières qui le délimitent. Elle serait à l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur du métier. De ce point de vue la professionnalité est un élément de la pensée stratégique.

La professionnalité pourrait être une des formes conscientisée de « l’usage de soi par soi », une façon de s’émanciper, de se désaliéner. En ce sens, elle a partie liée avec la formation A.P.S.T. qui vise à donner des outils pour complexifier et problématiser.

La professionnalité est inscrite dans une temporalité longue. Elle va de paire avec l’idée de responsabilisation (re-appropriation et fierté du travail).

Si l’on considère la répartition salariés-étudiants d’une promotion du D.E.S.S. A.P.S.T., on peut se demander si la question de la professionnalité concerne tout le monde de la même manière. Une expérience professionnelle préalable est-elle requise pour une meilleure efficacité de la formation?

Mais n’y-a-t-il pas professionnalité au sens large (fût-elle niée) dans le fait même d’être étudiant?

L’expérience des étudiants et des salariés étant différente, leur professionnalité se déclinerait autrement, même si dans l’un et l’autre cas sont à l’oeuvre les éléments suivants:

  • ° méthodologie, organisation, modélisation…
  • ° projets, adaptation, opérationnalité…
  • ° traitement de l’information et production de sens
  • ° rapport à la formation, à la certification
  • ° travail en équipe, référentiels communs ..

Par ailleurs la professionnalité est construite socialement. Travail collectif de construction d’une norme, elle rejaillit sur la prescription et amène des exigences de professionnalisme nouveau.

Horizon d’attente en termes de qualité, elle pose à chaque acteur la question du degré de conformité aux normes idéales. C’est en quoi elle peut être un levier de transformation.

O. N. (1993)

A propos du « retour » en formation et ailleurs

Le retour sur le terrain

Intervention lors d’un séminaire de master
« Analyse des situations de travail » (Mimet, le 3 avril 1993)

 

Odette Neumayer

L’idée que le retour sur le terrain devienne en lui-même objet de formation, s’inscrit dans une conception à la fois philosophique et pragmatique de la formation. C’est cette conception que je vais tenter de défendre dans le temps qui m’est imparti.

 

Détours par d’autres retours

Pourquoi parlerai-je aujourd’hui de la métaphore du retour ? Parce que ma mémoire résonne à ce mot « retour ».

Ce mot n’est pas innocent. Il porte en lui le poids de l’histoire des hommes, le souvenir de tous les retours : il y a 48 ans, jour pour jour à peu près, se libérait le 11.04.45 le camp de concentration de Buchenwald où se trouvait mon père et tant d’autres. Pour lui, ce fut le retour et ce mot a résonné si souvent à mes oreilles qu’il s’impose à moi, même dans des circonstances moins dramatiques, comme celles d’aujourd’hui où il s’agit du retour de formation sur le terrain (entreprise ou institution).

Il ne m’en reste pas moins le sentiment qu’il y a dans toute expérience une part plus ou moins grande d’indicible, d’incommunicable qui dans le cas des déportés, venait à la fois de l’impossible récit de tant de souffrances et de la non-disponibilité ou de la non-envie d’écouter de ceux qui n’avaient pas vécu cela.

On retrouve souvent dans les retours de formation la même incompréhension due au décalage entre le vécu et ce que les mots peuvent en dire, entre ceux qui sont restés et celui qui est parti. Ce qui ne rend pas facile la réintégration ou la réadaptation.

On aura compris que le passé commande le présent et que le mot retour joue comme un opérateur de sens, aidant à réfléchir de manière analogique. Dans le même ordre d’esprit, mais pour faire un déplacement vers des régions moins subjectives et mettre à distance le biographique, je m’autoriserai la référence à un autre retour tout aussi mythique que le premier : celui de l’ingénieux Ulysse.

En effet, le mythe fertilise la pensée et transforme le regard sur l’objet de travail, ici le concept de retour. Donc, notre héros grec veut revenir à Ithaque, son île, l’île dont il était le roi avant de partir pour la Guerre de Troie, mais un mauvais sort jeté par les Dieux le fait errer sur les mers et connaître 1000 aventures avant de rentrer au port. Quand, au bout de 20 ans, il pose enfin le pied sur le sol de son royaume, seuls le reconnaissent son vieux chien et le gardien de ses troupeaux. Son premier souci sera donc de se faire reconnaître et admettre comme roi légitime, père du jeune Télémaque, mari de la toujours fidèle Pénélope, courtisée par les prétendants au trône. Son deuxième souci sera de redevenir sédentaire, de faire le deuil du voyage.

Ce mythe offre, me semble-t-il, des analogies intéressantes avec le retour du formé sur le terrain. Si toute formation peut être comprise comme un voyage d’initiation, amenant le sujet à se transformer, alors lui aussi, au retour, doit se faire re-connaître au moins pour ce qu’il était avant de partir, mais mieux encore pour ce qu’il est devenu, enrichi de l’expérience que donne le voyage. Il doit dans le même temps, oublier le temps de la formation, donc changer de paradigme pour s’inscrire c’est-à-dire se ré-inscrire sur son terrain, en continuité et en rupture avec sa propre histoire.

 

Le retour (de formation), une problématique spécifique

Il serait possible de faire une analyse de la qualité de l’insertion au retour de la formation. Cette analyse objective concernerait les aspects suivants :

  • la qualification réelle obtenue
  • les compétences acquises et réutilisées
  • la fonction occupée (ancienne, nouvelle) et l’évolution dans la nature des tâches menées par la personne ; l’évolution de l’activité de travail depuis le retour et la mesure de l’écart entre la situation antérieure et la situation présente.
  • la nature des changements que la formation a amené dans l’environnement professionnel de la personne.

Ce qui est hypothétique et discutable dans ce type d’analyse c’est qu’on y recherche l’adéquation formation / emploi. […]

On peut en revanche se centrer sur les aspects subjectifs du rapport formation / emploi et sur le témoignage des sujets :

  • la part de désir investie dans la formation, les enjeux, les mobiles
  • les arguments que le sujet avance pour légitimer son départ
  • le sens que le retour a pour lui : conversion, reconversion, renouvellement, retour au statu quo antérieur
  • etc.

Dans cette affaire, le sujet n’est pas seul en cause. Le contexte de la réinsertion, le poids de l’histoire et de la culture de l’entreprise, des normes collectives pèsent aussi dans les circonstances du retour.

Différents cas de figures nous sont apparus :

a) soit le contexte n’a pas beaucoup changé, il ne peut « entendre » le changement dont le sujet est porteur. Il a par ex. des difficultés à situer la formation suivie dans l’environnement des formations disponibles sur le marché. Il n’est pas en mesure de se faire une représentation claire des compétences acquises. Il ne parvient pas à traduire dans ses termes à lui l’initiative de formation prise par le sujet.

b) soit le contexte est en mesure de « reconnaître » les compétences, la nouvelle professionnalité du sujet parti en formation, de bénéficier de ses savoir-faire nouveaux et le traite en conséquence.

[…]

Le retour pose de nouvelles questions

1) La perception de soi et les remaniements

D’une manière ou d’une autre, dans cet entre-deux du retour, le sujet a à se reconnaître lui-même, c’est-à-dire à savoir nommer ses nouvelles compétences, à s’affirmer comme « légitimé à revenir » sur le terrain et à être reconnu dans sa nouvelle identité.

Il a à négocier avec le contexte, les collègues pour faire reconnaître ses compétences nouvelles, un nouveau discours. Il a à négocier avec lui-même des ajustements et un nouvel usage de soi par soi et un nouvel usage de soi usant des concepts.

Mais, interroger une personne sur son retour de formation renvoie en amont à la question du départ.

Le retour interroge immanquablement notre mémoire des choses et des faits, et donc les grilles qui étaient les nôtres pour voir le terrain avant notre départ et les nouvelles grilles (ou nouvel appareillage conceptuel) qui nous habitent au retour. Tout n’est pas visible, ni dicible dans les changements intervenus, et une hypothèse serait que le changement tient peut-être dans l’invisible recentrement du sujet autour de ses normes. Normes qui ne sont jamais énoncées, ni avant ni après la formation. Pourquoi ne sont-elles pas dites: peut-être parce que le sujet ne dispose pas du concept même « d’invisible rencentrement », ou parce ces déplacements imperceptibles des normes ne sont pas facilement dicibles? Cela pose la question de la formation à voir l’invisible de son travail et à savoir le formuler pour soi et pour d’autres. Sous quelles formes? A partir de quelles incitations? Faisant apparaître quelles structurations du champ de travail? Tout cela reste à élucider.

Le sujet, de retour sur le terrain va s’efforcer de remanier ou de traduire.

remanier, car agi par la force de rappel du réel, il redispose autrement les données, il construit une autre logique qui intègre des données nouvelles qui sont à présent celles du terrain et non celles de la formation et ce, selon des contraintes nouvelles. Il fait là usage des concepts dans le sens d’une adaptation.

traduire, car par son activité langagière il rend lisible les concepts du lieu de formation par les collègues du lieu de travail, pour qu’ils puissent être utilisés. Il fait une offre de langage et de concepts nouveaux. Cette attitude suppose qu’il se donne le droit, l’autorité et le pouvoir de le faire. Tout dépend de l’auto-positionnement que le sujet s’attribue au sein de l’entreprise ou du choix des interlocuteurs (et des lieux) à qui (et où) le sujet décide de s’adresser pour faire vivre et fructifier son nouveau capital intellectuel, son nouvel appareillage mental.

Les entretiens que j’ai faits et leur formalisation

Un des aspects du travail mené à l’occasion du mémoire de Master a donc été de rendre dicibles le plus possible d’éléments de ce recentrement.

En fait, en voulant collecter des témoignages avec le projet de les exploiter, j’ai été confrontée à une nouvelle question, celle de la formalisation de l’expérience, liée à la mise en patrimoine et à une certaine forme d’évaluation.

Ce travail d’évaluation je le comprends en effet comme un travail de formalisation. Je distingue ici la formalisation que chacun fait de sa propre expérience (parfois sauvagement), et la formalisation que l’on peut faire à partir des discours des autres et qui requiert plus de rigueur et de méthode, peut-être.

Traiter de la question du retour, c’est se demander comment le sujet structure le récit de son retour, dans quels registres il situe son discours, en fonction de quels partis pris et de quelles priorités il retrace son itinéraire.

Quelques options que j’ai repérées dans les témoignages des interviewés:

  • le choix du spectaculaire ou du minuscule
  • le choix du récit ou de l’analyse
  • la place du biographique et la pensée stratégique (comment l’avant explique l’après)
  • la référence aux concepts et à leur usage
  • le rapport au savoir et la structuration des champs de savoir, les liens entre eux.

Si j’avais plus de temps je développerais ici trois points qui renverraient à une théorie de la formalisation…

a) La formalisation comme affaire d’un sujet singulier, inscrit dans une histoire singulière, pris dans une situation institutionnelle, dans une « salade de projets ».

b) La formalisation comme travail de la langue (écrite et orale). Formaliser, c’est du point de vue du porteur de l’expérience, produire du discours et du point de vue de l’auditeur, lire, interpréter ce discours à l’aide grilles de lecture plus ou moins conscientes. Pour l’un comme pour l’autre, formaliser c’est une activité de prise d’indices et de formulation d’hypothèses avec le pb de la pertinence du choix des indices ; de repérage de régularités, de récurrences qui font signe et sur lesquelles on va travailler ; de mise en mots, de choix d’un registre de langue ; etc.

c) La formalisation dans sa relation avec l’analyse réflexive, c’est-à-dire, la mise à distance un Objet de Travail par un méta-langage.

En d’autres termes, il y a choix et extraction de cet objet depuis une réalité complexe. On met en avant tel ou tel de ses aspects, en faisant l’hypothèse que la partie, le fragment, seront porteurs de sens pour le tout. Redécoupage de cet objet en champs de savoirs ou en rubriques nommables, repérables. On le découpe en unités, on isole des éléments à partir desquels on engage une réflexion plus poussée.Comparaison, transferts de savoirs expérientiels d’un champ dans un autre. Anticipation, projection dans l’avenir, prescription d’un travail futur. Articulation: du passé et du futur. Aller-retour constant entre la perception du « micro » et du « macro », le local et le global. Recherche de réponses (par ex. à quelles conditions la formation reçue est-elle (a-t-elle été) opératoire sur le terrain? en quoi le travail a-t-il changé? comment cela s’est-il passé pour les autres? comment les étudiants-salariés actuels anticipent-ils le retour sur le terrain?

d) La formalisation comme question épistémologique, celle du « découpage » d’une expérience selon des facettes multiples et pluridisciplinaires, donc de la relation entre ces facettes: facette langagière ; facette historique (Prendre conscience d’un capital, d’un patrimoine, de son inscription dans l’Histoire.) ; facette du philosophe (Tester des concepts (ex: la double anticipation), produire de nouveau concepts (ex: « stratégie sémantique » ou « retour sur le terrain ») ; facette ergonomique (Redéfinir l’activité de travail) ; facette psychosociologique (Travailler son identité de sujet, son positionnement) ; facette économique ; …

Ma conclusion

Ma conclusion portera sur les effets possibles de ce que je viens d’avancer sur la formation A.P.S.T., puisqu’il s’agit d’évaluer notre opérationnalité et notre professionnalité

  • comment, pendant la formation déjà, préparer le retour à la fois psychologiquement, sémantiquement, et professionnellement
  • par quel travail sur les concepts et les techniques, en relation avec les acquis théoriques et pratiques de chacun
  • comment penser le retravail de la biographie dont on sait qu’il est complexe et souvent obscur au sujet lui-même en poussant plus loin la réflexion sur la formalisation pour une mise en patrimoine
  • comment engager la réflexion sur les compétences et le renouvellement de l’image de soi pendant la formation certes, mais aussi après, c’est-à-dire ce que nous faisons en ce moment grâce aux réunions de capitalisation de l’APRIT.

O.N.

 

 

 

 

 

 

Là-bas où notre destin…

Portrait

Là-bas où le destin…

Le titre n’est pas inachevé
Il est dans ma mémoire
Au cas où, par inadvertance,
Un destin borgne se retournant
Refermerait encore cette
Porte-là.

L’œil est vif.
Au centre, dans un
Visage d’abord impensé,

Une énergie rouge s’est nouée
Dans la gorge ou dans le
Cerveau gauche.
La bouche blafarde et triste
Est absente.

Des cendres-là se sont agglutinées
En à-plats qui font traces
En à-plats qui font masse.

O.N.
Aubagne (Stage GFEN écriture / arts plastiques – 23.02.98)
Hommage à celui, à ceux qui ont connu la déportation et les camps de la mort.

 

Humain / inhumain

(Édito de Fili 43 « Humain / inhumain)

L’inhumain hante l’humain.
Face à l’humain, il manœuvre.

On voudrait croire que les mots contribuent à dresser les limites à ne pas franchir, concourent à identifier ce contre quoi nos énergies sont à mobiliser. Immergés que nous sommes dans notre humanité, il semble en notre pouvoir, grâce à l’écriture, de prendre la mesure de toute l’expérience élaborée au cours des âges, de mettre à distance, de tirer des leçons.

Or ce siècle, comme aucun autre auparavant, a pratiqué l’éloquente perfidie, la duplicité des mots, la folie des concepts destructeurs, les discours préparant et légitimant haine, déportations, exterminations, et pourtant c’est le nôtre ! Cette langue, capable de tuer, est la face honteuse de la nôtre ! Notre seule riposte est de nous expliquer avec elle, d’en interroger les usages, sans fin.

Sous couvert de littérature, des tabous sont, ici et là, allègrement franchis. Au nom du plaisir ou de l’innocence du jeu, il nous arrive de nous aveugler. Sous prétexte de dénoncer, nous risquons de banaliser. Même si nous savons que la ligne de partage est ailleurs que dans les mots, notre vigilance est requise, et ce, vis-à-vis de l’écriture d’abord.

Alors, ne plus écrire ? Non, mais écrire pour ajouter de l’humain à l’humain, pour déchirer l’ombre, pour rendre lisible ce qui nous fait avancer. Avec la convic–tion que cela est possible. Avec l’immodestie de pré–tendre que l’écrit recevable est celui qui élargit notre monde, le façonne et le complexifie.

Écrivons l’inouï de nos désirs, de nos rêves, de nos peurs. Faisons connaître le travail des “hommes du commun à l’ouvrage”, pourvu que l’écrit affirme ce qui est chargé de sens et de valeurs, l’absolu auquel nous aspirons, la relativité de nos ouvrages l’hu–main, opposé à la barbarie, à l’indifférence, à la bru–talité des forces malfaisantes.

De texte en texte se décline la façon dont s’organise, par l’écriture, le champ de l’humain. Ici, un témoignage ; là, une indignation ; ailleurs, un silence si fort qu’il fait violence.

Odette et Michel Neumayer
Carnoux, le 4 avril 1999