Ne dis rien

Ne dis rien

de ce que nous avons fait,
des travaux et des jours,
des départs à la campagne et des retours,
des Château de Prague, des Sirène de Copenhague,

rien des clochettes, des trèfles,
des roses trémières au bord des autoroutes,

rien des coupelles de hasard, des Baccarat profonds,
des hibiscus, des balisiers, de l’oiseau sucrier,

rien des refaisons-le-monde, des paroles échangées,
des poèmes jamais écrits, des livres toujours rêvés,

rien du fond des lacs,

rien des remontées de torrents,
des draps froissés de l’été,
des hôtels, des repas sur le pouce,
de la tramontane et du Listel,

rien des pierres un jour tombées dans le jardin,
du froid de septembre et de ce qui, plus tard, advint.

rien

ce ne sont que chaine et trame volées au regard,
notes, carnets, cahiers
sur Vélin, bible, Kraft

ne dis rien
du livre encore ouvert
sa page ultime qui l’écrira ?

ne dit rien
d’un nous effiloché
de toi, de moi,

le dernier soir venu,
qui le retissera ?

M.N.

(Filigranes N°93, Table des matières)

Stabat mater

Notre demeure est une question. En quelle langue ancrer ce qui vient ? Où adosser le récit? Superposition de temps, mots, sèmes et sons, lettres que la page blanche appelle – invoque – convie

Davos Lac, il y a longtemps. Remontant d’Italie, saturés de soleil, habités de mille musiques encore, de mille Madone, nous y faisions halte en cette fin d’été.
L’eau du lac, longée. Suivi, le sentier qui le bordait. Nos pas, de toute part cernés de vifs parfums. Vert profond des pâturages. Boutons d’or dans l’écrin d’un théâtre alpestre. Une quiétude douce, si douce nous envahit quand, au bout de la vallée, apaisée, tu nous en fis l’aveu : un jour, si je pouvais, parmi les fleurs, sous les grands sapins – ici – est le lieu ultime où reposer, que je m’y love dans le temps long des pierres et des mousses.

 

Am Waldfriedhof. Cimetière dans les bois. Son nom, les stèles gravées, tu les aimais, redis-le nous. Elles étaient tiennes déjà.

 

Je ne voudrais parler que de ce qui fait pli et repli.
Dans la pensée et le paysage.
Dans les cœurs.
N’évoquer que ce que l’ombre une fois encore, de toi,
voudrait sceller.
Visage sur visage. Peau sur peau.
Tes yeux de khol, sel d’or entre mes doigts.

Davos Lac. J’y suis retourné cette année. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau. On ne fait jamais le même tour du lac. On ne parcourt jamais la même forêt. Jamais, on ne suit le même sentier. Jamais.

 

Tapis de feuilles, on y revient pourtant. On fouille et puis on lève les yeux. On cherche l’angle, la focale par où tout cela retrouver.

 

***

De la mer toute proche d’où je vous parle,
au lac qu’on découvrait alors,
des fleuves de nos premières amours à ceux du présent,
d’une forêt à l’autre,
femmes, compagnes, mères, enfants,
sèmes et sons, vos voix tremblantes,
vous mêlées.

 

Pâle était le lac ce jour-là. Sombre, la forêt. Un vent froid l’arrosait d’intermittentes pluies. Qu’importe. Da wo es war, « où cela fut » : naître, grandir, aimer est un carré encore à déchiffrer.

***

Sous votre peaux alors je m’insinue.
Mémoires enfouies.
De ce qui se cache au revers l’apparence,
– eaux, pierres, mousses –
je romps le silence, je dénoue l’entrave.
Disjoints, le ciel et la terre,
Von Wort zu Wort. Von Ort zu Ort.
D’un lieu, d’un mot, l’autre.
Langue à langue.

 

***

Stabat mater.
Ce qui nous lie, nous relie, se délie,
griffures du temps, griffures de vie,
cette matière de vous, qu’écrivant,
je cherche, je bouscule, je chéris,

femmes, compagnes, mère, l’enfant que je fus,
de votre paume, de votre main, de nos vies mêlées
séparant les mots, une fois encore, ici, je me soutiens.

M.N. (Filigranes n°92, Cela n’a pas de prix)

 

 

 

 

l’autre moitié de toi (2)

Image

barrère claude 3

 (c) Claude Barrère, Filigranes

 

l’autre moitié de toi
est un petit bout de jardin quelques brins d’herbe
à l’arrière de la maison

l’autre moitié de toi
est la rose sauvage sous le cerisier
le rouge baiser des grappes

bouche avide

l’autre moitié de toi
trois carrés de terre encore
un sol que je griffe
quelques fleurs plantées

un train file dans le soir
nos mots d’avant

herbe folle

tourbe chaude
lucioles que
j’enfouis

***

de cela,
de ce qui n’en finit pas
si frêle, farouche

sous mes doigts
je démêle

du tien, le mien
l’écheveau

l’inarticulé

à la nuit tombée
m’en retournant vers la maison
ce que j’emporte

schibboleth
visage
et mot de passe

est clef

d’un savoir
que toi seule
connais

M.N. (Pour O.)

(Paru dans FILIGRANES 90, « Hors de prix »)

après demain

IMG_3368 - copie
ce que j’ai fait
d’une ramée de mots
sur ton corps
 posée
trois brins 
j’ai tirés

trois rubans de parole
perles de pluie
parure

la soie et bien plus
tout ce
qu’en toi
pli
fut
ce que j’ai fait
de la hampe dressée
laiton fiché dans la dalle
de sa vérité muette
le galbe
j’ai poli
mais ce n’est pas un point

une virgule
tout au plus
dans l’éternité
ce que j’ai fait
autour de ta demeure
tous ceux qu’ensemble
avons aimés
les ai rassemblés

alors
la clôture
posée

l’avons
enjambée
Nous
est un miroir sans
fin
M.N (pour O.)

D’elle, dire le lieu, le jardin,

"Certaines pierres sont fragiles et c’est à la mémoire
 qu’il revient de les soutenir. Le temps humain est si court !"
Filigranes n°48, Paroles de pierres * (Edito O.M.Neumayer)

du vert de mille fleurs plantées
dire le rouge frondeur

d’un frêle feuillage qui va qui vient
sous la caresse de l’été finissant
dire     le consentement
la nuque offerte
et l’abandon

d’un olivier feuillu
dire     le nom

de ce que furent tes patronymes
dire     l’amère leçon
le bruissement
des disparus

de la mousse à la base du pot
de sa persistance dans la mémoire
dire     le frisson

femme
abri frais
inaccessible
follement*

du béton rêche de ce jardin de dalles
de ce qui crisse, creuse, craque
dire     l’effritement

du petit pan de mur
que tu aimais
dear
l’ocre jaune*

des galets que plus tard sur le marbre nous avons posés
dire     le nombre, la lettre qu’ils dessinent
l’attachement

de la pluie de ce jour
dire     le voile
d’un manteau de brouillard posé sur toi
dire     l’enveloppement

du carreau de fortune où ton nom au feutre est tracé
dire     le plein,
dire     le creux
l’insondable
du O

du train qui passe en surplomb
du grondement qu’il annonce
de sa trace en nous
dire     l’ébranlement

du pas du visiteur au retour
de l’entrelacement des allées, des amours et des noms
dire     l’estompe
le retrait
noir soleil
du déchiffrement

de ce jardin d’elle et de vent
de cette terre d’accueil
à mi-hauteur de mots

dire pareillement
le paradoxe
la ressource et le chant

tout ce qui en nous est
terreau
déjà

Pour O.
(en italique*, textes, bribes de toi)
M.N.
(Filigranes 88, Du faire au dire)

 

 

        POUR O - FENESTRELLES - 24 12 14

« Nul ne signe l’éclair »

(De O.N à B. à la mort de son père)

« Nul ne signe l’éclair.
Nul ne dit à l’ombre montante, arrête toi.
Quelque part s’organise un complot.
La destruction s’avance.
Les visages sont encore heureux.
N’explique pas, désarroi,
Ce qui pleure, ce qui a froid
Ce qui est noir est aussi l’azur. »
Jean Malrieu

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(Photo MN – tivoli (I.) 2014 – villa d’Hadrien))

Marc Le Bot, en souvenir

« La langue aimée et vive vous donne toute vie et tout amour :
rien n’est réel pour la pensée que d’être nommé dans la langue. »
Marc Le Bot

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« Désir et mort sont deux des noms que nous donnons à l’innommable. »
Marc Le Bot, Images, Magies, 1990.

Lago maggiore

(Photo Odette Neumayer, Lado di Garda, 2007 – Citations de M. L.B., suite à sa rencontre à Aix-en-Provence vers 1993).

Vient le temps

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Vient le temps où les plus proches nous quittent.
Amis, compagnes, compagnons partis pour l’ultime voyage,
en quel extravagant pays un jour vous retrouver ?

 

Travail obstiné de la langue,
Partage de nos mémoires,
Est-ce là le fin mot de notre histoire ?

 

(M.N. Novembre 2013)