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Poésie / écriture

  • Le site de la revue Filigranes, revue d’écritures co-fondée par André Bellatorre, André Cas, Michel Neumayer, Odette Zummo-Neumayer.
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Pédagogie, Éducation nouvelle :

A propos du « retour » en formation et ailleurs

Le retour sur le terrain

Intervention lors d’un séminaire de master
« Analyse des situations de travail » (Mimet, le 3 avril 1993)

 

Odette Neumayer

L’idée que le retour sur le terrain devienne en lui-même objet de formation, s’inscrit dans une conception à la fois philosophique et pragmatique de la formation. C’est cette conception que je vais tenter de défendre dans le temps qui m’est imparti.

 

Détours par d’autres retours

Pourquoi parlerai-je aujourd’hui de la métaphore du retour ? Parce que ma mémoire résonne à ce mot « retour ».

Ce mot n’est pas innocent. Il porte en lui le poids de l’histoire des hommes, le souvenir de tous les retours : il y a 48 ans, jour pour jour à peu près, se libérait le 11.04.45 le camp de concentration de Buchenwald où se trouvait mon père et tant d’autres. Pour lui, ce fut le retour et ce mot a résonné si souvent à mes oreilles qu’il s’impose à moi, même dans des circonstances moins dramatiques, comme celles d’aujourd’hui où il s’agit du retour de formation sur le terrain (entreprise ou institution).

Il ne m’en reste pas moins le sentiment qu’il y a dans toute expérience une part plus ou moins grande d’indicible, d’incommunicable qui dans le cas des déportés, venait à la fois de l’impossible récit de tant de souffrances et de la non-disponibilité ou de la non-envie d’écouter de ceux qui n’avaient pas vécu cela.

On retrouve souvent dans les retours de formation la même incompréhension due au décalage entre le vécu et ce que les mots peuvent en dire, entre ceux qui sont restés et celui qui est parti. Ce qui ne rend pas facile la réintégration ou la réadaptation.

On aura compris que le passé commande le présent et que le mot retour joue comme un opérateur de sens, aidant à réfléchir de manière analogique. Dans le même ordre d’esprit, mais pour faire un déplacement vers des régions moins subjectives et mettre à distance le biographique, je m’autoriserai la référence à un autre retour tout aussi mythique que le premier : celui de l’ingénieux Ulysse.

En effet, le mythe fertilise la pensée et transforme le regard sur l’objet de travail, ici le concept de retour. Donc, notre héros grec veut revenir à Ithaque, son île, l’île dont il était le roi avant de partir pour la Guerre de Troie, mais un mauvais sort jeté par les Dieux le fait errer sur les mers et connaître 1000 aventures avant de rentrer au port. Quand, au bout de 20 ans, il pose enfin le pied sur le sol de son royaume, seuls le reconnaissent son vieux chien et le gardien de ses troupeaux. Son premier souci sera donc de se faire reconnaître et admettre comme roi légitime, père du jeune Télémaque, mari de la toujours fidèle Pénélope, courtisée par les prétendants au trône. Son deuxième souci sera de redevenir sédentaire, de faire le deuil du voyage.

Ce mythe offre, me semble-t-il, des analogies intéressantes avec le retour du formé sur le terrain. Si toute formation peut être comprise comme un voyage d’initiation, amenant le sujet à se transformer, alors lui aussi, au retour, doit se faire re-connaître au moins pour ce qu’il était avant de partir, mais mieux encore pour ce qu’il est devenu, enrichi de l’expérience que donne le voyage. Il doit dans le même temps, oublier le temps de la formation, donc changer de paradigme pour s’inscrire c’est-à-dire se ré-inscrire sur son terrain, en continuité et en rupture avec sa propre histoire.

 

Le retour (de formation), une problématique spécifique

Il serait possible de faire une analyse de la qualité de l’insertion au retour de la formation. Cette analyse objective concernerait les aspects suivants :

  • la qualification réelle obtenue
  • les compétences acquises et réutilisées
  • la fonction occupée (ancienne, nouvelle) et l’évolution dans la nature des tâches menées par la personne ; l’évolution de l’activité de travail depuis le retour et la mesure de l’écart entre la situation antérieure et la situation présente.
  • la nature des changements que la formation a amené dans l’environnement professionnel de la personne.

Ce qui est hypothétique et discutable dans ce type d’analyse c’est qu’on y recherche l’adéquation formation / emploi. […]

On peut en revanche se centrer sur les aspects subjectifs du rapport formation / emploi et sur le témoignage des sujets :

  • la part de désir investie dans la formation, les enjeux, les mobiles
  • les arguments que le sujet avance pour légitimer son départ
  • le sens que le retour a pour lui : conversion, reconversion, renouvellement, retour au statu quo antérieur
  • etc.

Dans cette affaire, le sujet n’est pas seul en cause. Le contexte de la réinsertion, le poids de l’histoire et de la culture de l’entreprise, des normes collectives pèsent aussi dans les circonstances du retour.

Différents cas de figures nous sont apparus :

a) soit le contexte n’a pas beaucoup changé, il ne peut « entendre » le changement dont le sujet est porteur. Il a par ex. des difficultés à situer la formation suivie dans l’environnement des formations disponibles sur le marché. Il n’est pas en mesure de se faire une représentation claire des compétences acquises. Il ne parvient pas à traduire dans ses termes à lui l’initiative de formation prise par le sujet.

b) soit le contexte est en mesure de « reconnaître » les compétences, la nouvelle professionnalité du sujet parti en formation, de bénéficier de ses savoir-faire nouveaux et le traite en conséquence.

[…]

Le retour pose de nouvelles questions

1) La perception de soi et les remaniements

D’une manière ou d’une autre, dans cet entre-deux du retour, le sujet a à se reconnaître lui-même, c’est-à-dire à savoir nommer ses nouvelles compétences, à s’affirmer comme « légitimé à revenir » sur le terrain et à être reconnu dans sa nouvelle identité.

Il a à négocier avec le contexte, les collègues pour faire reconnaître ses compétences nouvelles, un nouveau discours. Il a à négocier avec lui-même des ajustements et un nouvel usage de soi par soi et un nouvel usage de soi usant des concepts.

Mais, interroger une personne sur son retour de formation renvoie en amont à la question du départ.

Le retour interroge immanquablement notre mémoire des choses et des faits, et donc les grilles qui étaient les nôtres pour voir le terrain avant notre départ et les nouvelles grilles (ou nouvel appareillage conceptuel) qui nous habitent au retour. Tout n’est pas visible, ni dicible dans les changements intervenus, et une hypothèse serait que le changement tient peut-être dans l’invisible recentrement du sujet autour de ses normes. Normes qui ne sont jamais énoncées, ni avant ni après la formation. Pourquoi ne sont-elles pas dites: peut-être parce que le sujet ne dispose pas du concept même « d’invisible rencentrement », ou parce ces déplacements imperceptibles des normes ne sont pas facilement dicibles? Cela pose la question de la formation à voir l’invisible de son travail et à savoir le formuler pour soi et pour d’autres. Sous quelles formes? A partir de quelles incitations? Faisant apparaître quelles structurations du champ de travail? Tout cela reste à élucider.

Le sujet, de retour sur le terrain va s’efforcer de remanier ou de traduire.

remanier, car agi par la force de rappel du réel, il redispose autrement les données, il construit une autre logique qui intègre des données nouvelles qui sont à présent celles du terrain et non celles de la formation et ce, selon des contraintes nouvelles. Il fait là usage des concepts dans le sens d’une adaptation.

traduire, car par son activité langagière il rend lisible les concepts du lieu de formation par les collègues du lieu de travail, pour qu’ils puissent être utilisés. Il fait une offre de langage et de concepts nouveaux. Cette attitude suppose qu’il se donne le droit, l’autorité et le pouvoir de le faire. Tout dépend de l’auto-positionnement que le sujet s’attribue au sein de l’entreprise ou du choix des interlocuteurs (et des lieux) à qui (et où) le sujet décide de s’adresser pour faire vivre et fructifier son nouveau capital intellectuel, son nouvel appareillage mental.

Les entretiens que j’ai faits et leur formalisation

Un des aspects du travail mené à l’occasion du mémoire de Master a donc été de rendre dicibles le plus possible d’éléments de ce recentrement.

En fait, en voulant collecter des témoignages avec le projet de les exploiter, j’ai été confrontée à une nouvelle question, celle de la formalisation de l’expérience, liée à la mise en patrimoine et à une certaine forme d’évaluation.

Ce travail d’évaluation je le comprends en effet comme un travail de formalisation. Je distingue ici la formalisation que chacun fait de sa propre expérience (parfois sauvagement), et la formalisation que l’on peut faire à partir des discours des autres et qui requiert plus de rigueur et de méthode, peut-être.

Traiter de la question du retour, c’est se demander comment le sujet structure le récit de son retour, dans quels registres il situe son discours, en fonction de quels partis pris et de quelles priorités il retrace son itinéraire.

Quelques options que j’ai repérées dans les témoignages des interviewés:

  • le choix du spectaculaire ou du minuscule
  • le choix du récit ou de l’analyse
  • la place du biographique et la pensée stratégique (comment l’avant explique l’après)
  • la référence aux concepts et à leur usage
  • le rapport au savoir et la structuration des champs de savoir, les liens entre eux.

Si j’avais plus de temps je développerais ici trois points qui renverraient à une théorie de la formalisation…

a) La formalisation comme affaire d’un sujet singulier, inscrit dans une histoire singulière, pris dans une situation institutionnelle, dans une « salade de projets ».

b) La formalisation comme travail de la langue (écrite et orale). Formaliser, c’est du point de vue du porteur de l’expérience, produire du discours et du point de vue de l’auditeur, lire, interpréter ce discours à l’aide grilles de lecture plus ou moins conscientes. Pour l’un comme pour l’autre, formaliser c’est une activité de prise d’indices et de formulation d’hypothèses avec le pb de la pertinence du choix des indices ; de repérage de régularités, de récurrences qui font signe et sur lesquelles on va travailler ; de mise en mots, de choix d’un registre de langue ; etc.

c) La formalisation dans sa relation avec l’analyse réflexive, c’est-à-dire, la mise à distance un Objet de Travail par un méta-langage.

En d’autres termes, il y a choix et extraction de cet objet depuis une réalité complexe. On met en avant tel ou tel de ses aspects, en faisant l’hypothèse que la partie, le fragment, seront porteurs de sens pour le tout. Redécoupage de cet objet en champs de savoirs ou en rubriques nommables, repérables. On le découpe en unités, on isole des éléments à partir desquels on engage une réflexion plus poussée.Comparaison, transferts de savoirs expérientiels d’un champ dans un autre. Anticipation, projection dans l’avenir, prescription d’un travail futur. Articulation: du passé et du futur. Aller-retour constant entre la perception du « micro » et du « macro », le local et le global. Recherche de réponses (par ex. à quelles conditions la formation reçue est-elle (a-t-elle été) opératoire sur le terrain? en quoi le travail a-t-il changé? comment cela s’est-il passé pour les autres? comment les étudiants-salariés actuels anticipent-ils le retour sur le terrain?

d) La formalisation comme question épistémologique, celle du « découpage » d’une expérience selon des facettes multiples et pluridisciplinaires, donc de la relation entre ces facettes: facette langagière ; facette historique (Prendre conscience d’un capital, d’un patrimoine, de son inscription dans l’Histoire.) ; facette du philosophe (Tester des concepts (ex: la double anticipation), produire de nouveau concepts (ex: « stratégie sémantique » ou « retour sur le terrain ») ; facette ergonomique (Redéfinir l’activité de travail) ; facette psychosociologique (Travailler son identité de sujet, son positionnement) ; facette économique ; …

Ma conclusion

Ma conclusion portera sur les effets possibles de ce que je viens d’avancer sur la formation A.P.S.T., puisqu’il s’agit d’évaluer notre opérationnalité et notre professionnalité

  • comment, pendant la formation déjà, préparer le retour à la fois psychologiquement, sémantiquement, et professionnellement
  • par quel travail sur les concepts et les techniques, en relation avec les acquis théoriques et pratiques de chacun
  • comment penser le retravail de la biographie dont on sait qu’il est complexe et souvent obscur au sujet lui-même en poussant plus loin la réflexion sur la formalisation pour une mise en patrimoine
  • comment engager la réflexion sur les compétences et le renouvellement de l’image de soi pendant la formation certes, mais aussi après, c’est-à-dire ce que nous faisons en ce moment grâce aux réunions de capitalisation de l’APRIT.

O.N.

 

 

 

 

 

 

Là-bas où notre destin…

Portrait

Là-bas où le destin…

Le titre n’est pas inachevé
Il est dans ma mémoire
Au cas où, par inadvertance,
Un destin borgne se retournant
Refermerait encore cette
Porte-là.

L’œil est vif.
Au centre, dans un
Visage d’abord impensé,

Une énergie rouge s’est nouée
Dans la gorge ou dans le
Cerveau gauche.
La bouche blafarde et triste
Est absente.

Des cendres-là se sont agglutinées
En à-plats qui font traces
En à-plats qui font masse.

O.N.
Aubagne (Stage GFEN écriture / arts plastiques – 23.02.98)
Hommage à celui, à ceux qui ont connu la déportation et les camps de la mort.

 

Humain / inhumain

(Édito de Fili 43 « Humain / inhumain)

L’inhumain hante l’humain.
Face à l’humain, il manœuvre.

On voudrait croire que les mots contribuent à dresser les limites à ne pas franchir, concourent à identifier ce contre quoi nos énergies sont à mobiliser. Immergés que nous sommes dans notre humanité, il semble en notre pouvoir, grâce à l’écriture, de prendre la mesure de toute l’expérience élaborée au cours des âges, de mettre à distance, de tirer des leçons.

Or ce siècle, comme aucun autre auparavant, a pratiqué l’éloquente perfidie, la duplicité des mots, la folie des concepts destructeurs, les discours préparant et légitimant haine, déportations, exterminations, et pourtant c’est le nôtre ! Cette langue, capable de tuer, est la face honteuse de la nôtre ! Notre seule riposte est de nous expliquer avec elle, d’en interroger les usages, sans fin.

Sous couvert de littérature, des tabous sont, ici et là, allègrement franchis. Au nom du plaisir ou de l’innocence du jeu, il nous arrive de nous aveugler. Sous prétexte de dénoncer, nous risquons de banaliser. Même si nous savons que la ligne de partage est ailleurs que dans les mots, notre vigilance est requise, et ce, vis-à-vis de l’écriture d’abord.

Alors, ne plus écrire ? Non, mais écrire pour ajouter de l’humain à l’humain, pour déchirer l’ombre, pour rendre lisible ce qui nous fait avancer. Avec la convic–tion que cela est possible. Avec l’immodestie de pré–tendre que l’écrit recevable est celui qui élargit notre monde, le façonne et le complexifie.

Écrivons l’inouï de nos désirs, de nos rêves, de nos peurs. Faisons connaître le travail des “hommes du commun à l’ouvrage”, pourvu que l’écrit affirme ce qui est chargé de sens et de valeurs, l’absolu auquel nous aspirons, la relativité de nos ouvrages l’hu–main, opposé à la barbarie, à l’indifférence, à la bru–talité des forces malfaisantes.

De texte en texte se décline la façon dont s’organise, par l’écriture, le champ de l’humain. Ici, un témoignage ; là, une indignation ; ailleurs, un silence si fort qu’il fait violence.

Odette et Michel Neumayer
Carnoux, le 4 avril 1999

Accroc à la photo ?

« Je me dis alors que ce désordre et ce dilemme, 
mis à jour par l’envie d’écrire sur la Photographie 
reflétait bien une sorte d’inconfort que j’avais toujours connu : 
d’être balloté entre deux langages… »
Roland Barthes, La Chambre claire (Gallimard / Seuil)

Pour O.

Accroc à la photo ?

Vous les prenez. Vous les rangez. Avec soin, vous les archivez. Vous avez le goût de l’exactitude : le lieu, le mois, l’année. Vous pourriez y ajouter quelques informations sur l’appareil, sur ses réglages, mais vous ne le faites pas. Vous préférez un nom, une activité : chez J., anniversaire de B., voyage à Z.

Vous les retouchez, dites-vous. Vous éclaircissez, vous cherchez la netteté. Ou pas. Vous aimez le flou aussi, la vue volée à très grande vitesse à travers la vitre du train. La prise acrobatique derrière les essuies glace. C’était dans la descente de Vizille, non, c’était du côté de Sète. Il pleuvait ce jour-là et votre regard se délavait. Non, le Mistral, la Tramontane s’étaient levés aiguisant les couleurs entre vigne et montagne, non loin des étangs.

Il arrive que vous vous immobilisiez. Sur le chemin des douaniers, vous êtes en arrêt devant un rocher. Vous laissez passer les promeneurs et soudain vous dégainer. Le doigt sur le déclencheur, vous captez, vous saisissez, vous mémorisez. Vous avez vu. Vous l’avez eue.

Votre rêve, dites-vous, ce serait un bon appareil. Un très bon appareil, ni trop petit, ni trop grand, ni trop lourd. Un boîtier qui n’aurait que des qualités, une batterie toujours pleine, une mémoire toujours vive, un déclencheur rapide, une mise au point immédiate et parfaite.

Régulièrement, vous revisitez vos albums. Vous vous extasiez, vous exécrez. Vous décidez de trier. Vous vous souvenez. Vous vous étonnez. Vous imaginez des collections. Les quatre saisons de C.. La terrasse, matin, midi et soir. Métamorphoses de Z et Z. Bouquets d’anniversaires. C., de l’enfance à l’adolescence. P. à un âge déjà avancé. Le jardin tropical de D. Oiseaux, fleurs, sous-bois, après le passage du jardinier.

Les nuages sont vos amis. Le soleil, vous l’aimez quand il se cache. Il feint l’absence, mais vous le savez là. Sans lui pas de photographie. Il fait loi. Il éblouit et vous le voulez dans votre dos. Il disparaît à l’horizon, vous voulez le retenir, derrière les maisons lointaines, de l’autre côté de la baie, au-delà des hôtels, là où l’avion de Paris trace dans le ciel avant de disparaître sur la gauche, laissant l’île dans sa mélancolie et son désir d’ailleurs.

Vous adorez la technique. Vous pensez qu’elle doit vous aider. Le logiciel vous ravit. Vous aimez le voir tourner et retourner les vues, en extraire les visages, les assembler comme pour un film. Vous fréquentez les photographes. Vous admirez leurs réflexes. Vous vous étonnez qu’à l’heure du numérique, B. fasse ses tirages au platine et palladium. Vous lui enviez la netteté de la feuille de bananier.

Vous allez au musée. Après son tour de France, Raymond D. expose à la TGB ses travaux réalisés à la chambre. Vous êtes en arrêt devant un petit restaurant savoyard. En Arles, H. présente ses Polaroïd™. Vous aviez aussi un appareil de ce genre. Georges S., lors d’un fameux voyage en Afrique, a réalisé toutes sortes de reportages : des ports, des bateaux, des amantes, de très jeunes filles. Vous le saviez écrivain à succès, vous le découvrez reporter, vous l’enviez. L’autre s’appelait Wee Gee. Photographe de presse, branché illégalement sur la fréquence de la police, le type flashait les visages et les corps des assassinés avant même l’arrivée du FBI. « Un livreur de bière noyé fut hissé sur la table / Quelqu’un lui avait coincé entre les dents / un aster couleur de lilas chair et d’ombre ». Morgue, Gottfried Benn. Quant à Victor S. qui, sur pellicule en noir et blanc, a rapporté de Chine d’innombrables vues de la campagne du début du 20ème, aujourd’hui encore les Chinois lui en sont infiniment reconnaissants.

Vous êtes soucieuse des limites. Vous voulez préserver l’intimité. Vous n’êtes pas intrusive. Le visage de l’autre est un espace-temps que lui seul est autorisé à arpenter. Vous savez d’intuition que les roches parlent bien mieux de nous que nous ne le faisons nous-mêmes. Pour peu que nous les scrutions. Pour peu que nous sachions les capter et les lire. Pour que, de veine en veine, de concrétion en concrétion, dans les linéaments, nous sachions reconnaître nos rivières souterraines, le réseau de nos espoirs enfouis, ce qui nous relie à l’humain éternel, ou presque.

Ou presque, car à vos yeux, ne sont irréprochables que les photos des autres. Les vôtres ont pourtant cette imperfection substantielle qui nous les font aimer. À l’image du photographe qui sur le vif les a volées, elles sont ou pâlichonnes ou trop vives ou « malheureusement », comme vous dites, « bougées ». Vous n’aimez pas la pose. Elles non plus. C’est la vitesse, la saisie, comme on le dit d’un viande « saisie », qui vous sied.

Puis, de retour devant votre écran, vous vous laissez séduire par les formes et les structures que vos prises révèlent. Les photos rassurent sur le devenir du monde. Elles témoignent d’un ordre à nul autre pareil : la régularité d’un alignement, l’équilibre d’une composition, la justesse d’une proportion, le rapport parfait entre un objet et son écrin. Elles recèlent tout cela. Elles le dérobent au tout venant car elles ne se laissent voir qu’appareillées.

Mais cet ordre en cache un autre, plus secret encore. Les photos sidèrent et inquiètent. Ici ont séjourné des géants. Là-bas, à la nuit tombée, des animaux fabuleux sortent des sous-bois. Les arbres tutoient le ciel. Indifférents au danger, les escargots s’exposent. Le mythe n’est jamais loin. Toujours la photo parle d’éternité. Elle le fait dans l’instant. Elle est suspension, artifice technique, artefact auquel vous consentez. Car ce monde que nous parcourons, c’est lui qui nous possède quand nous croyons prendre.

M.N. (2010)
(Ce texte accompagne « Saisons d’émancipation »)

Quand tu partis…

Quand tu partis…
nous ne savions rien encore
de la colline,
de la mer,
du ciel

rien 
des aiguilles de pin
au bord du chemin
assemblages mutiques
bâtons, chiffres, lettres

l’à venir scellé

mais toi, oui déjà !

rien 
des sentiers de pierre,
dédale tranchant
qui sépare, qui coupe
au passage du dernier col

mais toi, oui déjà !

rien 
du silence des cimes
où,
vent léger, pervers
te fit signe
l’appel de la haute mer

mais toi, oui déjà !

A présent, je te parle
Je t’interroge
Je te demande

Vois-tu
dans le bleu sans nom
le dernier phare à l’horizon
ange, corps, mémoire
figure de vent et de houle

Vois-tu son appel,
battement d’ailes ?

Oui, me dis-tu
je le vois

Cassis - copie

A présent,
je fais silence

Écrire
Te rejoindre

M.N.
pour O.

(Par les collines – De Carnoux vers Cassis et La Bédoule
Octobre 2013) – Paru dans Filigranes 86

Saisons d’émancipation

« Qu’est-ce que l’archive ?
C’est ce qui reste, dira-t-on,
mais c’est aussi, dit l’étymologie, ce qui commence. »
Nathalie Léger, Le lieu de l’archive
(Introduction à Matériaux du rêve de Maurice Olender – IMEC)

Saisons d’émancipation, est le recueil de l’ensemble des éditos de la revue Filigranes, écrits saison après saison par Odette et Michel Neumayer. Ces textes sont accompagnés de photos d’Odette Neumayer et de textes « cartels ».
« Saisons d’émancipation », l’expression est une clef possible pour entrer dans le projet de cette revue d’écritures. Autour de ces deux mots accolés en forme de titre se rassemblent toute une tribu dans le  bonheur de se connaître et de se reconnaître capables d’écrire, de créer ensemble.
Filigranes, au-delà de l’objet-livre, ce sont tant de personnes qui l’ont accompagné et l’accompagnent encore. La revue a été créée en 1984 par André Bellatorre, André Cas, Michel Neumayer, Odette Neumayer. Elle entame sa trentième année. 30 ans, à goûter le bonheur, la liberté, les contraintes aussi, d’une production commune, collective, citoyenne.

Réunir en seul tenant l’intégralité des éditoriaux de Filigranes ? Pourquoi ce projet ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi l’intuition que ceci est à faire ?

Le recueil est accessible en cliquant sur ce lien
ou directement sur l’écran ci-dessous en pleine page.

sur l’autre versant du chemin

t’ai attendue

ne t’ai
point
vue

tu étais là pourtant
sur l’autre versant
du chemin
je le savais

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ai poursuivis ma route
avancé sur la piste sèche
caillou parmi
les cailloux

or
soudain
te voilà

mer pâle
ce blanc manteau sur tes épaules
un voile
sur ton visage ?

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de ton nom
l’ovale
inscrit,

Cassis
sous le ciel de mars
corps perdu

(M.N. Mars 2014)